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à la ronde viennent, deux ou trois fois par an, souvent avec leurs femmes, faire leurs achats en ville, ont un compte ouvert chez quelque marchand d’Angora. Celui-ci, presque toujours quelque Arménien catholique, fournit pendant toute l’année à crédit des marchandises à ses cliens de la campagne; la moisson venue, il part pour l’Haïmaneh, accompagné d’un domestique armé ou mieux encore de quelque zaptié que lui a donné le pacha. Il s’agit de se faire payer. Ce n’est pas de l’argent qu’il demande, mais du blé; le paiement est ainsi bien plus facile pour les paysans, qui ont en ce moment leurs aires couvertes de grain, et pourtant on a souvent bien du mal encore à leur arracher le montant de leur dette. Ils inventent mille prétextes, ils se font tirer l’oreille. On s’installe alors dans le village, on y reste, on y vit à leurs dépens jusqu’à ce qu’ils se décident à payer. Quelquefois par ce moyen même on n’obtient rien, et il faut attendre l’année suivante. Plus d’une créance se trouve ainsi perdue. Il faut pourtant que les marchands d’Angora tirent encore d’assez beaux profits de ce genre de trafic pour qu’ils le continuent malgré les ennuis et la fatigue qu’entraîne ce mode de recouvrement.

Toute cette petite bourgeoisie arménienne a l’esprit plus ouvert, un caractère et des manières qui se rapprochent plus des nôtres qu’on ne serait disposé à le croire d’après ce qu’on sait de son peu d’instruction, de ses occupations habituelles et de l’isolement où elle vit dans une ville située bien loin des côtes, en plein pays musulman. A part Smyrne, ville à demi franque, Ghiaour-lsmiri, « la Smyrne des infidèles, » comme disent les Turcs, il n’y a pas en Anatolie une seule ville où l’empreinte de la domination musulmane se fasse moins sentir dans le caractère et les mœurs des chrétiens, où la vie domestique et les relations sociales ressemblent plus à ce que nous sommes accoutumés à voir en Occident. Nulle part ailleurs en Anatolie, les femmes, même chrétiennes, n’ont la situation qu’elles occupent maintenant à Angora dans les familles catholiques. Quoique nous ayons été prévenus à l’avance, nous ne pouvons nous défendre d’abord de quelque étonnement quand, dans toutes les maisons catholiques où nous conduit le désir de passer le temps que ne prennent point nos travaux, nous voyons les femmes et les jeunes filles, sans le moindre embarras, s’asseoir sur le divan en face de nous, prendre part à la conversation, souvent même, quand le mari est absent, recevoir notre visite et nous faire de très bonne grâce les honneurs de la maison. Comme nous sommes pendant quelque temps l’événement de la ville, chacun veut nous voir et nous attirer chez soi; aussi sommes-nous sans cesse invités à venir le soir prendre quelques tasses de café dans les maisons les plus