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conduire au konak; autrement il ne fût certes pas arrivé vivant à la prison, où on le jeta sanglant et meurtri. Les primats catholiques vinrent trouver aussitôt le pacha ; avec leur consentement, celui-ci garda le jeune homme au cachot pendant près de trois semaines : ce ne fut qu’au bout de ce temps, quand fut tombée l’émotion populaire, qu’on se hasarda à le laisser sortir, en lui infligeant une forte amende. Il quitta aussitôt Angora.

Les autorités musulmanes, nous le vîmes par cette affaire, où le pacha s’était empressé de se concerter avec l’évêque catholique, ont volontiers de grands ménagemens pour les chrétiens dans toute province où ceux-ci ont quelque importance par leur nombre et leur richesse; c’est moitié conviction qu’il y a plus d’argent à gagner en s’entendant qu’en se brouillant avec eux, moitié crainte de mettre contre soi, d’une manière déclarée, les influences puissantes que les raïas, poussés à bout, peuvent faire agir auprès de la Porte, grandes ambassades rivalisant à qui paraîtra la plus zélée protectrice des chrétiens, patriarcat arménien ou grec, riches banquiers des deux nations, auxquels un gouvernement toujours à court d’argent ne saurait refuser, quand ils y tiennent beaucoup, la destitution d’un pacha. Il est pourtant un point sur lequel ces autorités ne paraissent point disposées à faire aucune concession malgré les légitimes réclamations des chrétiens ; il est une des réformes les plus solennellement promises par le hatt-humayoun qui n’a pour ainsi dire reçu nulle part un commencement d’exécution : je veux parler du droit que la Porte s’était engagée à conférer aux raïas de témoigner en justice; c’est pourtant là un changement qui ne présentait point dans la pratique les mêmes difficultés et les mêmes dangers que la participation immédiate des chrétiens au service militaire. Tant que, devant un tribunal, la déclaration du chrétien ayant prêté. serment sur l’Évangile n’aura pas une valeur égale à celle du musulman qui a juré sur le Koran, tant que subsistera l’humiliante incapacité qui pèse maintenant sur les raïas, leur tranquillité et leur fortune seront toujours, dans certains cas, à la merci du premier fourbe qui saura bien prendre ses mesures et largement payer d’effronterie. Voici ce qui s’est passé à Angora peu de temps avant notre arrivée : un Turc se présente au bazar chez un barbier arménien, et pour 20 paras se fait arracher une dent; la dent extraite, il la prend et l’emporte. Une heure après, il rentre chez le barbier, et d’un ton irrité : « Qu’as-tu fait de ma dent? — Mais votre seigneurie l’a prise. — Ce n’est pas vrai; rends-moi ma dent, ou le prix de ma dent. » Il le cita devant le cadi. Il y avait dans la boutique, au moment où la dent avait été arrachée, un Turc et quatre chrétiens : le Turc témoigna contre son coreligionnaire, ainsi que les quatre chrétiens; mais il fallait deux témoins, et cela n’en fai|sait}}