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procédure habilement arrêtée à chaque pas par les déclinatoires de l’accusé, ne tarda point à penser qu’il serait inique de faire tomber la tête d’un homme pour des projets qui, fussent-ils réels, méritaient de se dénouer à Charenton et non en place de Grève. Admettre que Nicolas Fouquet eût songé à entrer en campagne contre le roi Louis XIV, résolution insensée que ses amis, relevés de leur premier abattement, persistaient d’ailleurs à nier, cela répugnait profondément à la conscience publique. La chose était en effet plus vraie qu’elle n’était vraisemblable, et la vraisemblance saisit toujours l’opinion bien plus que la vérité.

La pression exercée sur les magistrats par le roi en personne pour leur dicter un arrêt de mort que la foi dans son droit lui faisait estimer nécessaire, le courant chaque jour grossi des bruits favorables et des anecdotes émouvantes vinrent éveiller une dernière lueur d’indépendance au sein de la génération qui avait fait la fronde et vu naître le jansénisme. Cette génération n’avait pas encore abdiqué ses souvenirs, subi le joug de la discipline monarchique et emboîté le pas derrière Bossuet et Racine. Chez les parlementaires du Marais et dans les hôtels littéraires de la Place-Royale où, sous le patronage de la beauté, le bel esprit s’essayait à une lutte dernière contre la puissance politique, l’on pouvait entendre encore quelques mots d’une langue oubliée, et Fouquet, quoiqu’il eût été l’un des ennemis les plus persévérans de la fronde militante, se trouva tout à coup adopté avec passion par la petite fronde des salons, qui, après avoir mené à bonne fin l’œuvre fort louable de sauver la tête du surintendant, accomplit, avec un succès plus durable qu’il n’était naturel de le prévoir, la tâche de grandir son rôle et de tromper la postérité.

Dans les sociétés polies, la puissance des coteries politiques et littéraires se mesure presque toujours à celle qu’y exerce l’esprit lui-même; mais à l’avantage de stimuler l’intelligence les coteries joignent trop souvent l’inconvénient de lui enlever son originalité propre, et de la fausser dans les questions où les personnes sont plus en jeu que les choses. Si les hommes qui vivent en dehors d’elles, soit indifférence du succès, soit respect d’eux-mêmes, les rencontrent devant eux comme des barrières parfois infranchissables, ceux dont elles font pousser la renommée en serre chaude y perdent leur physionomie native, et revêtent sous le souffle des passions qui les gonflent en les transformant des proportions démesurées qu’il faut envisager comme l’une des plus sérieuses difficultés de l’histoire.

La coterie des beaux esprits, celle des frondeurs incorrigibles à la manière du duc de La Rochefoucauld et du docteur Gui Patin,