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également incapables. N’oublions pas d’ailleurs que les études morales et politiques faites par les écrivains contemporains sur l’ancienne monarchie n’embrassent guère que ce qu’on appelait alors la cour et la ville, c’est-à-dire Versailles et Paris. Or la partie la plus saine de la vieille société française, celle qui en faisait la force et l’honneur, c’était précisément la province, beaucoup plus distincte alors de la capitale par ses intérêts et par ses mœurs qu’elle ne saurait l’être aujourd’hui. Là les populations avaient certainement des ressources moins nombreuses et moins assurées que de nos jours; mais les besoins étaient moins grands et les devoirs moraux du patronage plus respectés. Dans la bourgeoisie, les fortunes étaient lentes, mais solides, et l’instruction était, sinon plus générale, du moins plus forte qu’aujourd’hui; la noblesse provinciale enfin, qui fut à la fois l’honneur et la victime de la monarchie, toujours prête à payer l’impôt du sang, même en se ruinant par-dessus le marché, demeura jusqu’à la dernière moitié du XVIIIe siècle à peu près étrangère à la servilité dorée de Versailles, et ne prit la morgue et la fatuité des courtisans, auxquels elle rendait dédains pour dédains, qu’après qu’elle eut succombé à la tentation de chasser avec le roi et de monter dans les carrosses. Ce n’est donc qu’au prix de distinctions multipliées et délicates qu’on arrive à une appréciation exacte de cette mosaïque sociale, où Molière et Regnard trouvaient à profusion des types originaux et divers, en passant d’une province à une autre, et presque en changeant de quartier. On comprend dès lors qu’il soit plus commode de condamner en bloc que de juger en détail la vieille société française. Celle-ci a certainement mérité son sort; mais, sans hésiter à le reconnaître, on peut trouver et dire qu’il est inique de présenter toute une époque au jugement de la postérité en l’encadrant dans certaines périodes et en la personnifiant dans certains hommes.


L. DE CARNE.