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sont situées à quelques lieues de distance les unes des autres. D’ailleurs, la plupart des surveillans, n’étant pas agronomes et n’ayant que des notions insuffisantes sur la culture des plantes du sud, sont obligés de s’en remettre complétement, pour l’ordonnance des travaux, à l’intelligence des nègres eux-mêmes. Ceux-ci, visités seulement de semaine en semaine et laissés pendant l’intervalle à leur propre initiative, ne cessent de travailler avec la même régularité, mais avec plus d’entrain qu’autrefois, et ne négligent aucune précaution nécessaire à la réussite de leurs cultures. Groupés en communes réellement indépendantes, mais encore trop peu dégagés des habitudes de l’esclavage pour adopter les mœurs républicaines et nommer directement leurs fonctionnaires, ils ont généralement accepté en qualité de directeur (leader) l’ancien commandeur (driver). Celui-ci peut encore punir, mais seulement dans les cas graves et avec l’autorisation du surveillant. Alors il condamne les hommes coupables de paresse ou de quelque délit à se tenir debout sur une barrique devant leurs compagnons de travail ; quant aux femmes, il ne les soumet pas à la honte d’une punition publique et se contente de les enfermer dans une chambre noire. Ce sont là des procédés enfantins ; mais en tout cas ils produisent de meilleurs résultats que le fouet et le collier de force. De février en mai 1862, on n’eut pas même besoin de recourir quarante fois à ces punition naïves, car la première conséquence d’une liberté encore rudimentaire fut d’apprendre au nègre qu’il devait respecter en sa propre personne la qualité d’homme libre. Le châtiment suprême, celui de mettre le nègre aux arrêts au nom de la loi, n’a jamais été appliqué sur les plantations ; c’est là un déshonneur auquel pas un des anciens esclaves de Beaufort, naguère dégradés et abrutis, n’a voulu s’exposer.

Malheureusement la question si épineuse de la propriété du sol n’a point encore été tranchée, et l’on semble s’en remettre pour la solution de ce grand problème à la décision des événemens. Cependant après la certitude de leur liberté, il n’en est pas de plus importante pour les noirs que celle de leur transformation en propriétaires ; d’ailleurs ont-ils donc moins de droits que les maîtres loyaux à une indemnité pour leur longue servitude et les souffrances qu’ils ont endurées ? Une décision prompte est à cet égard d’autant plus nécessaire qu’il ne manque peut-être pas de spéculateurs avides guettant comme des oiseaux de proie le moment favorable pour se substituer aux anciens maîtres et devenir en réalité propriétaires d’esclaves sous prétexte de philanthropie. Provisoirement, la terre abandonnée par les Caroliniens est devenue le domaine du gouvernement américain qui fait exploiter les habita-