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faites-moi fusiller sur-le-champ. » Le major Kuhn demanda un chirurgien pour panser ses blessures ; on lui répondit : «Pas de pitié pour vous ! Nous avons des chirurgiens, mais pas pour des rebelles. » Après cette scène, le commandant félicitait sa troupe du succès de son expédition, et les soldats se mirent à crier : « Nous tâcherons de faire mieux! » Le soir venu, on n’osa même pas allumer une lumière au château de Woyslawice, de peur de provoquer une nouvelle attaque. On passa la nuit au milieu des morts et des plaintes des blessés. Tout compte fait, il y avait deux tués, huit ou dix blessés. Quatre autres personnes furent tuées dans le village voisin. Pour cette expédition, on n’avait pas assez des coups de fusil : on avait tiré le canon contre la maison du comte Poletyllo! Je répète que tout ceci est de la plus scrupuleuse exactitude, et que cela s’est passé il y a un mois.

Et en procédant de cette étrange sorte, en tirant le canon contre des maisons, en livrant tout un pays à une soldatesque que les officiers ne contiennent plus, qu’ils sont obligés de suivre sans pouvoir la réprimer, en acceptant pour complices le massacre et l’incendie, en ne reculant « devant aucun moyen, » comme l’ont dit des instructions militaires, la Russie est-elle donc arrivée à dompter l’insurrection, à l’intimider même? Elle lui a donné au contraire une force nouvelle en enflammant l’instinct national, en faisant sentir à toutes les classes, à tous les citoyens, nobles, prêtres, paysans, bourgeois et ouvriers, catholiques et Israélites, la solidarité qui les unit dans une défense commune. Elle s’est créé une situation de plus en plus isolée; elle a rendu plus sensible ce fait redoutable d’une domination campant sans régner, maîtresse tout juste de la terre que ses soldats foulent sous leurs pieds, entourée de toutes parts d’un pays qui fait le vide autour d’elle. Vous voyez ce qui se passe à Varsovie, dans cette ville où règne aujourd’hui un calme inquiet et sinistre, où l’on n’entend dans les rues devenues silencieuses que le cliquetis des armes et le pas des patrouilles, où, malgré une garnison de trente mille hommes, on a été réduit, pour se croire en sûreté au château, à faire déguerpir dans les vingt-quatre heures tous les habitans des maisons environnantes : dans cette ville même, il existe un comité insurrectionnel qui a ses agens, fait exécuter ses instructions, publie des manifestes, dont tous les Polonais, je crois bien, connaissent les membres, et que le gouvernement seul ne peut saisir. Entre Varsovie et le camp des insurgés, il y a des communications et des ordres incessamment échangés sans qu’on puisse les intercepter. Dans les campagnes, les Russes n’ont ni un secours, si ce n’est par la force, ni un renseignement ni un espion. Les insurgés ont partout des intelligences, ils savent tout ce qui se fait,