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sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas ; elle disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son-passage, et j’entendis que quelqu’un disait :

— Elle chante avec trop de ferveur, il y a sous le calme triomphant de sa voix une émotion qui la tue.

Une seule personne malveillante, une femme très parée, éleva un peu le ton pour dire : — Laissez donc ! elle aime le succès, elle est femme !

— Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout ; elle n’est peut-être pas dévote !

Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière parole me frappa, car je n’étais plus capable de penser pour mon propre compte. Je me sentais très mal, je me sentais mourir, car je venais de constater que je n’étais rien pour Lucie. Avant moi, il y avait en elle l’ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait avec elle dans le sanctuaire des femmes, peut-être le même qui portait des lis dans la chapelle du rocher, à la clarté des étoiles : que sais-je ? Il y a une passion immense dans l’âme de Lucie, et je ne suis point l’objet de cette passion !

Mon Anglais s’aperçut que j’étais pris de défaillance. Il me ramena à Aix dans sa voiture avec beaucoup d’obligeance et de courtoisie. Je me remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je crois qu’on m’a saigné ; on a mis le tout sur le compte d’un coup de soleil. J’ai passé encore deux jours à me remettre ; enfin je suis très bien, très fort, très calme aujourd’hui. Je me suis occupé, durant cette inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet amour impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et méchant, je le sens bien ! Je n’ai plus voulu rien savoir d’elle. J’ai prié Henri et M’"^ Marsanne, qui m’ont soigné avec une bonté parfaite, de ne pas prononcer son nom devant moi, et de ne rien t’écrire de mon indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout moi-même. Je suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars pour te rejoindre. Ah ! mon père ! je suis bien malheureux ! mais tu sauras peut-être guérir ton Émile.

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°.)