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après avoir fait la guerre par la France, de briser celle-ci. Elle avait promis, avec la garantie du régent, que, si l’Espagne subissait la quadruple alliance, elle lui rendrait Gibraltar. Un tel coup frappé sur la France dispensait l’Angleterre de se souvenir de sa promesse.

Voilà ce qui pouvait tenter un violent patriote comme Stairs, voilà ce qui très justement effrayait Law : il voyait Stairs armé, entouré de gens dévoués ; il le voyait réunir à sa table jusqu’à cinquante chevaliers de l’ordre anglais de Saint-André. Il eut un instant l’idée de partir, de s’en aller à Rome. Nous le savons par Lémontey, si instruit, et qui eut en main des documens aujourd’hui dispersés ou peu accessibles. Rien de plus vraisemblable. Je crois fort aisément qu’il voulait fuir non-seulement Stairs et ses ennemis, mais surtout ses amis, ses violens protecteurs, la grande armée des joueurs à la hausse qui le précipitait. Il sentait dans le dos la pression épouvantable, aveugle, d’une foule énorme, d’une longue colonne qui poussait furieusement. Les historiens économistes expliquent tout par son entraînement systématique, l’exagération de ses théories ; mais comment ne pas voir aussi cette poussée terrible qui le force d’aller en avant ? Que trouvera-t-il au bout ?… Un mur, un poignard, un abîme ? .. Sans voir encore, il sent que cela ne peut bien finir. Donc à gauche, à droite, il regarde s’il ne peut pas se jeter de côté. Laisser tout, grandeur et fortune, sacrifier son bien, reprendre, libre et pauvre, son métier de joueur à Rome ou à Venise, c’était sa meilleure chance, le plus beau coup qu’il eût joué jamais.

Il aurait fallu pour cela partir seul un matin, n’en donner le moindre soupçon à sa famille même, à sa femme. Elle était la plus forte chaîne qui le rivât ici. Hautaine, ambitieuse, comme elle était, comment dut-elle le traiter, s’il osa parler de départ ! Quoi ! tout abandonner, se faire d’impératrice mendiante ! Avoir quitté honneur, devoir, patrie, puis maintenant quitter la France même qui était dans leurs mains, une si prodigieuse fortune, pour aller vivre de hasard dans quelque grenier de Venise !…

Law, toujours jeune d’esprit, pensait bien et pensa toujours que quelque souverain, le tsar ou l’empereur, serait trop heureux de l’employer ; mais c’est là que Mme Law avait beau jeu pour lui faire honte, s’il rêvait ces châteaux de cartes en désertant l’édifice admirable qu’il avait déjà élevé. Il est certain, il faut l’avouer, qu’il avait obtenu de grands résultats et allait en obtenir d’autres. Son beau projet d’égalité d’impôt n’était nullement abandonné ; celui d’obliger le clergé à vendre une partie de ses biens ne pouvait que plaire au régent ; sa compagnie des Indes montrait une activité inouïe : en mars 1719, elle n’avait que seize vaisseaux, et elle en eut trente