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communauté, et surtout devant les musulmans, mais jamais devant leurs coreligionnaires, qu’ils soient ou non de leur famille, Les kisil-bachi ont d’ailleurs pour les musulmans la plus profonde aversion, et se trouvent bien plus à leur aise parmi les chrétiens, comme en Perse les nossayrys ; quant aux musulmans, ils répondent à ces sentimens par une antipathie et un mépris des plus prononcés. Un musulman dévot, qui ne fait aucune difficulté de manger la viande tuée par un chrétien et de s’asseoir à table avec lui, ne voudrait pour rien au monde toucher à l’agneau égorgé et aux plats préparés par un kisil-bachi. Extérieurement pourtant, là où ils ne sont pas assez nombreux pour former à eux seuls tout un village et n’avoir ainsi plus à se contraindre, les kisil-bachi ne font, comme les nossayrys, aucune difficulté pour se conformer aux rites mahométans. Ainsi un personnage très connu dans le pays comme un des chefs des kisil-bachi, Hadji-Becktach, homme instruit et distingué, nous dit-on, est un des principaux cheikhs de la mosquée de Mersiwan, près d’Amassia, et y prêche souvent avec le plus grand succès. Les kisil-bachi ne seraient-ils que des libres penseurs, des philosophes sceptiques ? On le croirait à en juger par ce cheikh, auquel le préjugé populaire assigne, peut-être à tort, le caractère de sectaire, et qui serait plutôt ce que l’on nomme en Perse un soufi, du mot grec sophos, un incrédule, un partisan de la religion naturelle. En Perse, presque tout ce que nous appellerions la bourgeoisie professe ce scepticisme à l’endroit des religions révélées, et cette opinion a certainement aussi bien des représentans en Turquie dans le clergé, et surtout parmi les derviches ; mais on s’expliquerait difficilement que des idées qui demandent une certaine culture, un certain raffinement, se fussent propagées parmi des paysans, des gens sans éducation. Quoi qu’il en soit, ces sectaires, qui habitent aux environs d’Amassia plusieurs villages, et qui dans les villes de cette province comptent de nombreux adhérens aussi bien parmi les boutiquiers et les jardiniers que parmi les mollahs et les effendis, doivent avoir une croyance religieuse, admettre certains dogmes qu’ils ne comprennent peut-être plus eux-mêmes, mais dont leurs rites, le jour où nous les pénétrerions, nous donneraient la clé. Jusqu’ici on n’a rien découvert. La curiosité de M. van Lennep, missionnaire protestant établi depuis bien des années à Siwas, avait été piquée par cette énigme ; il a eu souvent l’occasion de causer avec des kisil-bachi, il s’est lié avec plusieurs d’entre eux, il a visité leurs villages, et a pu s’assurer que ce n’étaient pas, comme on l’a cru quelquefois, des chrétiens déguisés, ayant dans leur ignorance et leur grossièreté perdu conscience de leurs propres origines. Nulle part il n’a vu dans leurs maisons le moindre emblème, la moindre