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constaté tout ce qu’avaient gagné parmi eux le respect de soi-même et le sentiment de la dignité. Un éminent professeur appelé par le vœu de quelques ouvriers de Paris à la présidence d’une société formée par eux pour l’établissement d’une bibliothèque commune a été frappé de leur discernement et de leur sagesse ; leur raison allait au-devant de ses conseils. Un voyageur très éclairé, et qui a soigneusement visité le camp de Châlons, a remarqué avec admiration le sens droit, le calme, la franchise, la noble réserve des simples soldats. On pourrait citer d’autres témoignages qui surprendraient fort. Il est à craindre que tout au moral ne soit stationnaire dans la société française, excepté l’esprit de cette foule inconnue dont nous ne savons pas nous faire entendre. Elle seule s’élève peut-être. Regrettons qu’elle soit seule à s’élever ; mais remercions le ciel qu’elle s’élève avec la destinée qui l’attend. Eh ! comment ne pas ressentir une sérieuse joie en pensant que cette multitude qui nous entoure, qui nous presse, qui parle le même langage, aime la même patrie, en qui nous reconnaissons notre nature et notre race, se rapproche à grands pas de la mesure moyenne de bien-être et de lumières où les hasards de la naissance nous ont appelés ? Quels préjugés égoïstes, quelles pusillanimes défiances pourraient nous rendre insensibles à ce lent avènement d’une démocratie pour qui la France de 89 a tant travaillé, tant souffert, tant combattu ? Comment ne pas la voir avec orgueil se relever d’un long abaissement et s’associer graduellement par le travail et l’intelligence à cette victoire de la pensée sur la matière et de la science sur la nature, véritable émancipation de l’humanité ? Sans doute, la route de la révolution française a été jonchée de périls : il s’en peut rencontrer encore : l’avenir de la démocratie n’est pas sans nuages ; mais quoi ? toujours la craindre et ne jamais l’aimer ! Serait-ce donc là le moyen de la bien gouverner un jour, et ne sait-on pas qu’il y a plus de danger à s’éloigner qu’à se rapprocher d’elle ? C’est en s’isolant comme des partis distincts que les diverses portions d’une société homogène comme la nôtre sont parvenues à jeter entre elles ces étranges mésintelligences, sources des discordes civiles. C’est en se fuyant qu’on a fini par se combattre. Enfans du même sol, soldats du même drapeau, quoi que la France fasse, ne nous séparons pas d’elle. N’émigrons pas dans nos souvenirs, dans nos mépris, dans nos théories. Ne nous faisons pas une gloire d’ignorer notre pays et de méconnaître notre époque, si nous voulons illustrer l’un et l’autre. C’est en baisant la terre, cette mère commune, que le fondateur de la liberté romaine découvrit son génie.


CHARLES DE REMUSAT.