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à outrance avec les limiers des chasseurs. Maintenant des milliers de noirs suivaient l’exemple donné par leurs compagnons plus hardis. N’ayant plus de dangers à courir, ils émigraient par groupes de familles ; munis de leurs provisions et de leurs instrumens de travail, ils allaient établir leurs campemens sur la lisière des bois, et semaient du maïs pour leur propre compte dans le sol récemment défriché. Ainsi la seule approche des fédéraux suffisait à faire évanouir cette institution que les planteurs prétendent être le fondement même de leur société. Les nègres marrons, assez nombreux pour mettre les plantations à feu et à sang et pour égorger leurs anciens maîtres, ne vengèrent point leurs longues souffrances et celles de leurs frères qui avaient été pendus avant la guerre. Naturellement doux, bienfaisans et dévoués, les noirs de la Louisiane abhorrent la vue du sang, et l’on a même vu des nègres se faire sauter la main d’un coup de hache pour ne pas servir de bourreaux. En 1861, au milieu de la décomposition générale de la société créole, les esclaves ne firent jamais usage de leurs armes, si ce n’est dans le cas de défense personnelle. Sur l’habitation Millaudon, l’économe fut tué par un noir qu’il venait de faire cruellement fustiger. À la Nouvelle-Orléans, cent cinquante nègres fugitifs essayèrent vainement de se frayer un passage à main armée à travers une compagnie de constables qui voulaient s’emparer d’eux pour les incarcérer comme esclaves. Qui oserait leur reprocher d’avoir ainsi défendu leur liberté, si tardive, hélas ! et si précaire ?

Sur quelques plantations, des noirs intelligens, profitant de l’extrême embarras de leurs maîtres, prirent l’initiative d’un mouvement qui devait amener un changement radical dans les conditions du travail et dans les relations entre les planteurs et leurs ouvriers d’origine africaine : ils se déclarèrent prêts à continuer leurs travaux habituels, pourvu qu’en échange on leur assurât un salaire régulier, soit en argent, soit en nature. Chose remarquable, et qui prouve clairement que la servitude des noirs avait toujours eu l’intérêt le plus grossier pour unique raison d’être, un grand nombre d’habitans acceptèrent les conditions posées par ceux qu’ils n’avaient pas cessé d’appeler leurs esclaves. Des planteurs qui avaient encore quelques ressources monétaires s’engagèrent à payer pour le labeur mensuel de chaque nègre de champ une somme variant de 5 à 12 dollars, suivant l’âge et la force des travailleurs. D’autres propriétaires tout à fait obérés consentirent à céder une partie de la récolte à leurs noirs en dédommagement du travail effectué pendant l’année. Ainsi, par le cours naturel des choses, sans la moindre intervention d’une force brutale, un certain nombre d’esclaves étaient devenus métayers : ils partageaient avec leurs anciens maîtres, ils traitaient de pair avec ce capital qui naguère les avait si durement exploités.