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une occasion suprême de gagner les sympathies actives des puissances européennes et de diviser leurs adversaires. Aussi leur exaspération fut grande, et sous l’influence d’un amer dépit ils donnèrent à la lutte un caractère de plus en plus féroce. Dans l’un des derniers jours de grâce accordés aux séparatistes, M. Jefferson Davis, saisi du même vertige que ses concitoyens, proclamait, en termes à peine voilés par une sauvage ironie, la mise hors la loi de tous les nègres servant dans un régiment fédéral et de tous leurs officiers. À l’appel du président de l’Union, qui l’adjurait d’émanciper les Africains, il répondait en menaçant d’égorger ou de réduire à un nouvel esclavage ceux qui étaient devenus libres. Et cette menace n’est que trop bien tenue. Pendant la bataille de Murfreesborough, les cavaliers du guerillero confédéré Morgan fusillèrent sans forme de procès tous les nègres surpris dans un train de chemin de fer qui portaient les troupes fédérales. Sur les bords de la rivière Cumberland, d’anciens esclaves, capturés dans un bateau à vapeur de l’Union, furent déchiquetés à coups de fouet, puis attachés tout sanglans à des arbres pour y périr lentement de la mort de la faim. La tête du général Butler fut mise à prix, et dans le Charleston Mercury, l’un des journaux les plus considéré du sud, les sécessionistes peuvent lire tous les jours une annonce par laquelle M. Richard Yeadon promet une récompense de 10,000 dollars à l’assassin de ce général abhorré. Des demoiselle du plus haut parage briguent à l’envi l’honneur de filer la corde destinée à l’étrangler, si jamais on le prend vif.

Enfin le grand jour arriva, et l’édit d’émancipation, attendu avec une anxiété si profonde, fut proclamé à Washington. Le président Lincoln, en sa qualité de commandant des armées de terre et de mer, donnait la liberté aux esclaves de la Virginie, des Carolines, de la Georgie, de la Floride, du Mississipi, de l’Alabama, de la Louisiane, de l’Arkansas, du Texas, et tout en recommandant aux nègres de ne saisir les armes que pour leur défense personnelle, il leur promettait de les acueillir comme soldats de l’armée fédérale. Il affirmait ensuite la légalité du grand acte dont il venait de prendre l’initiative, puis, en quelques paroles d’une noble simplicité, il invoquait sur sa proclamation « le jugement calme du genre humain et la gracieuse faveur du Dieu tout-puissant ! » Nul ne sait encore si le Dieu des armées lui sera propice ; quant au jugement des hommes de cœur, il peut hautement le revendiquer en faveur de son œuvre.

Des sécessionistes reprochent ironiquement à M. Lincoln de ne pas avoir décrété l’abolition pure et simple de l’esclavage aussi bien dans les états restés fidèles que dans les états insurgés[1]. D’après

  1. Si la proclamation présidentielle avait pu être suivie d’un effet immédiat, elle aurait libéré 3,120,000 esclaves, et maintenu 830,000 noirs dans la servitude.