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au massacre. Du reste, l’expérience est là : les insurrections locales, ou, pour mieux dire, les simples tentatives de résistance, ont été sans exception violemment réprimées, et tous les esclaves incriminés ont été pendus.

Pour bien comprendre la tranquillité générale qui règne dans les plantations du sud, il ne faut pas oublier non plus que les nègres d’Amérique sont presque tous chrétiens fervens : ils prennent au pied de la lettre cette parole de l’Évangile qui leur ordonne l’obéissance passive, et que des prédicans tenus aux gages des propriétaires commentent avec grand zèle. Privés d’amis sur cette terre, ils adorent d’autant plus naïvement l’ami qu’ils vont chercher au ciel, et mettent leur espoir non dans leur propre énergie, mais dans un miracle d’en haut. Laissant à Dieu l’œuvre de la rétribution finale, ils ne songent aucunement à se venger eux-mêmes, et le plus grand nombre d’entre eux ne prononcent jamais de paroles haineuses au sujet des blancs qui les ont fait cruellement souffrir. Rien de plus instructif à cet égard que les réponses faites à un questionnaire adressé par la société d’émancipation aux surveillans des affranchis qui se trouvent dans le sud sous la protection du drapeau fédéral. Ces réponses s’accordent toutes à dire que jamais les noirs libérés ne manifestent le moindre désir de vengeance contre leurs anciens maîtres : ils demandent seulement à ne jamais les revoir. C’est que la résignation est pratiquée par la plupart des nègres avec une ferveur de néophytes semblable à celle des premiers chrétiens marchant au martyre et des protestants vaudois ou huguenots se laissant massacrer sans résistance. Les planteurs appréciaient grandement l’avantage que leur procurait la foi naïve de leurs nègres, et chiffraient à leur manière le dogme du renoncement en payant les esclaves plus ou moins cher selon la notoriété plus ou moins grande de leurs convictions religieuses. Sur les marchés publics, on a entendu des encanteurs évaluer à 150 ou 200 dollars cette vertu sublime de la résignation dans l’adversité.

Les chants dans lesquels les esclaves versent toute leur âme en racontant leurs souffrances sont la meilleure preuve de la douceur naturelle des nègres américains. Dans ces hymnes naïfs, ils racontent simplement leurs chagrins à Dieu ; mais ils se gardent bien d’accuser ceux qui les ont vendus ou achetés. Il est un seul chant que les planteurs n’entendent peut-être pas sans frissonner et qu’ils ont universellement interdit comme un appel à l’insurrection. Un souffle prophétique anime ces paroles heurtées, dans lesquelles les noirs, se considérant eux-mêmes comme « le peuple élu », apostrophent tantôt le Moïse qui leur viendra, tantôt le roi Pharaon, leur oppresseur. Des nombreuses variantes de cet hymne, nous choisissons la plus répandue :