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Américains vers l’égalité sociale. D’autres faits, dus à l’initiative des citoyens eux-mêmes, prouvent que la réconciliation des races ne s’opère pas seulement d’une manière officielle. C’est ainsi qu’un grand nombre de ministres ont rougi de parquer leurs auditeurs nègres dans les coins obscurs des temples, et ne se permettent plus de classer les fidèles d’après la couleur de la peau. De même à Philadelphie les négocians les plus considérés de la ville se sont associés pour réclamer en faveur de leurs confrères d’origine africaine le droit de s’asseoir à côté des blancs dans les wagons et les omnibus. Enfin un orateur de la Nouvelle-Angleterre, M. Best, a pu, sans crainte d’être emplumé,célébrer devant des milliers de personnes le mélange prochain des deux races, jadis ennemies. « Il suffit, disait-il, de s’occuper un peu d’ethnologie pour s’apercevoir qu’en s’établissant sur nos plages, les personnes originaires de tous les pays du monde se modifient graduellement sous l’influence du climat. L’Africain blanchit, le Caucasien brunit. Le temps viendra où il sera difficile de les distinguer. Cette fusion graduelle est précisément ce qu’il fallait aux deux races pour les améliorer. Déjà l’Anglo-américain se distingue par un esprit élevé, une fougueuse énergie et une persévérance indomptable, et si vous lui donnez encore la chaleur des émotions, la tendresse surabondante et la solide foi religieuse de l’Africain-Américain, vous aurez en lui l’homme de cette terre le plus grand, le plus noble et le plus semblable à Dieu ! » Il y a deux années, ces paroles, qui cachent un grand fonds de vérité, eussent été considérées comme d’abominables basphèmes.

Devenus plus tolérans à l’égard des nègres libres, les Américains du nord n’insistent plus, comme ils le faisaient au commencement de la guerre, sur la nécessité d’éloigner tous les affranchis et de leur assigner pour nouvelle patrie des colonies étrangères. Le sénateur Lane, ce chef de partisans qui a tant fait, à la tête de sa brigade, pour l’abolition de l’esclavage dans le Missouri, s’écriait en plein congrès : « Il serait bon qu’un éternel océan roulât ses vagues entre les deux races. Des siècles d’oppression, d’ignorance et de malheurs ont à jamais dégradé l’Africain. Il ne cessera d’être bas et rampant, tandis que le Caucasien voudra toujours le tyranniser en maître. » Le président Lincoln partageait les mêmes idées. Dans un discours touchant adressé à une députation de nègres libres, il avouait avec tristesse le crime national commis par les Américains contre la race noire : au nom de ses concitoyens blancs, il s’excusait devant les nègres des préjugés qu’on nourrissait contre eux ; mais, se figurant que ces préjugés seraient invincibles, il conseillait aux millions d’hommes de la race méprsée d’abandonner leur marâtre patrie, et d’aller au-delà des mers chaudes chercher une terre meilleure où ils pourraient acquérir le noble sentiment de la dignité humaine, en même