Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/865

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exploité et entretenu par les mandarins, afin de mettre ainsi la nation entre eux et nous, ce préjugé, les Chinois l’eussent gardé des siècles, s’ils n’avaient vu à Shang-haï, à Ning-po, à Tché-fou, une poignée de leurs prétendus ennemis venir à leur secours et leur épargner l’humiliation d’être conquis par une bande innombrable de rebelles.

Tout le monde connaît en Europe les Taï-pings ; mais jusqu’à ces derniers temps on ignorait encore l’immensité des désastres qu’ils ont causés. Ce grand mouvement d’insurrection avait dès le début gagné les sympathies du peuple chinois en lui parlant au nom de sa nationalité perdue. Un pareil cri trouve toujours de l’écho dans les cœurs les plus engourdis, et bientôt la société secrète si faible encore en 1849[1], puissamment recrutée dans cette immense population de mécontens qui fourmillent toujours parmi les vastes agglomérations d’hommes, se trouvait assez forte pour prendre Nankin et occuper toute une province. Les Taï-pings se mirent promptement en communication avec les Européens ; ils lancèrent des manifestes politiques et religieux empreints d’une certaine sagesse et d’une sorte de mysticisme catholique. Les Anglais et les Français, fatigués à cette époque des fourberies de la cour de Pékin, suivirent avec une curiosité attentive les progrès de cette rébellion prêchant la paix, la concorde, anathématisant le gouvernement tartare, et offrant aux Européens des facilités de commerce toujours refusées jusqu’alors par la Chine. La rébellion cependant ne pouvait s’étendre sans perdre l’unité qui faisait sa force, et sans se détourner même du but qui en eût assuré le succès. Lorsqu’ayant quitté les bords du Yang-tse-kiang, les rebelles marchèrent sur la capitale de l’empire, ils pesèrent tellement sur le pays, que les habitans ouvrirent les écluses du Fleuve-Jaune, pour arrêter la terrible invasion. Dans l’immense catastrophe qui en résulta, les principaux chefs furent noyés, et cette armée de naufragés rentra en désordre à Nankin. La grande pensée de la restauration nationale disparut dès lors dans le déchaînement des appétits et le désordre des mœurs, et l’indiscipline désunit bientôt ces bandes armées. L’avortement de la révolution pouvait dès ce moment être prévu.

De 1852 à 1861, les ministres et les amiraux alliés allèrent souvent à Nankin traiter avec les chefs rebelles. Ces conférences aboutirent à des compromis dans lesquels on stipula la liberté pour les Européens d’aller et de venir, avec leurs marchandises, dans tous les lieux où l’insurrection était maîtresse. Les Taï-pings s’engagèrent de leur côté à ne jamais s’approcher en armes ni en force à plus de quarante milles de Shang-haï et des ports ouverts. Les alliés devaient

  1. Voyez, sur l’origine de l’insurrection chinoise, la Revue du 1er juillet 1861.