Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/906

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvent par leur improbité notoire et l’ardeur effrénée de leurs convoitises. Au lieu d’obéir aveuglément à des antipathies instinctives, il faudrait savoir faire des exceptions et tenir compte des personnes. Établi dans le pays depuis près de vingt ans, notre hôte, par sa scrupuleuse honnêteté, s’y est acquis l’estime générale, et a fait beaucoup de bien tout en gagnant une assez belle fortune. Or il s’était récemment décidé à établir sur l’Ieschil-Irmak, près de la ville, un second moulin, semblable à celui qu’il possède dans Amassia même ; les terrains, la chute d’eau, tout était acheté ; mais voici que le pacha, tout en protestant de son amitié pour M. K…, dont il apprécie fort les belles farines et dont il boit volontiers la bière allemande, conteste ou plutôt fait contester par des tiers la valeur des actes, et, par ses rapports à Constantinople, empêche M. K… d’obtenir de la Porte l’autorisation spéciale sans laquelle un étranger ne peut encore devenir propriétaire en Turquie. Il y a deux ans que l’affaire est pendante, et il est impossible de savoir quand ni comment elle se terminera.

Toutes ces industries, une bluterie, une filature de soie, outillées à l’européenne, n’en sont pas moins pour le pays un véritable bienfait. Par l’empressement avec lequel il montre et explique à tout le monde les avantages des procédés qu’il emploie, M. K… ouvre une espèce d’école de perfectionnement industriel, et on a déjà autour de lui commencé à profiter de ses exemples. Les cultivateurs sont toujours sûrs de lui vendre avantageusement leur blé ; beaucoup de muletiers et de chameliers sont employés à transporter ses farines et ses soies à Samsoun ; de pauvres familles trouvent enfin un supplément précieux à leurs faibles ressources dans le salaire très convenable que les enfans et les femmes rapportent de la filature. Pourtant les autorités du pays voudraient voir le Suisse, son moulin et sa filature, à tous les diables. « Il faut avouer que ces ghiaours ont de l’esprit, » disent les vieux Turcs en hochant la tête, et c’est ce qui les irrite et les inquiète. Ils ont peur de cet esprit européen, si énergique, si hardi, si entreprenant, mais en même temps si peu indulgent pour les faibles, si impitoyable conquérant et si terrible destructeur, si prompt à écraser ou à dévorer tout ce qui lui fait obstacle. Ils se disent que, partout où nous nous établirons, nous les remplacerons, et que la richesse passera, sans qu’ils sachent comment, de leurs mains dans les nôtres. Il leur faudrait un singulier désintéressement pour ne pas s’alarmer de cette révolution qu’ils soupçonnent, qu’ils prévoient, sans avoir la force de rien tenter d’efficace pour la prévenir.

Il y a plus, les progrès de l’industrie, cette lutte féconde de l’homme contre les choses, cette transformation du monde par les