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chez nous, chaque pièce est pliée et enveloppée dans un carré de papier. Pour trouver ce que l’on cherche, il faut prier le marchand de développer sa marchandise, ce qu’il ne fait pas toujours de bonne grâce. À celui qui viendrait en droite ligne de Paris, qui serait accoutumé à voir le vendeur faire toutes les avances, déployer, pour tenter l’acheteur, une adresse infinie, il paraîtrait singulier d’avoir à solliciter le marchand. À peine de temps en temps quelque Arménien d’Angora ou de Kaisarieh, un peu plus roué que les autres, vous appellera-t-il au passage : « Voyez, tchorbndji, les beaux tapis, les beaux mouchoirs que j’ai dans ma boutique ! » Avec quelques mois de stage dans un grand magasin de Paris, un Arménien aurait chance de devenir un assez bon commis de vente ; quant à un Turc, j’en désespérerais.

Il y a des boutiques tout le long de chacune des rues du bazar et de celles qui y aboutissent ; en outre chacune des industries principales qui sont représentées à la foire a son bezestein ou son enceinte couverte. C’est là que se vendent les marchandises les plus précieuses et celles qui ont le plus grand débit ; il y a là ces draps gris, d’une extrême solidité, qui se fabriquent en Roumélie : ornés de broderies noires d’un goût original, ils font des vêtemens très bon marché, très agréables à l’œil, et qui durent fort longtemps. On ne saurait nier que ce ne soit plus joli que la blouse bleue de nos paysans. Les Persans n’ont que quelques boutiques disséminées çà et là. Le bazar d’Angora révolte l’œil par les tons durs et criards des indiennes, des tissus imprimés, dont la Suisse et l’Angleterre inondent maintenant la Turquie, et qui y ont un très grand succès parce qu’ils coûtent fort peu de chose ; au moins les étoffes de soie que nous faisons à Lyon pour l’Orient, et qui imitent les dessins des soies de Damas et de Brousse, sont-elles de bonne qualité et d’un ton harmonieux. M. Guillaume maniait et observait avec la curiosité d’un artiste, dans la boutique d’un Aleppin à Zileh, une pièce d’étoffe rayée de rouge dont l’apparence et la couleur l’avaient séduit ; il songeait à l’acheter et à la rapporter quand je lui fis remarquer qu’elle portait l’étiquette d’un fabricant de Lyon, avec le prix, la longueur et la largeur du morceau marqués en français. C’est surtout à la nature du tissu que l’on peut reconnaître, sans courir grand risque de s’y tromper, les étoffes fabriquées dans le pays ; tissées à la main, elles présentent toujours des irrégularités que n’offrent pas nos tissus à la mécanique.

La fabrication indigène diminue d’ailleurs tous les jours ; le traité de commerce qu’a préparé et conclu avec la Turquie en 1838 lord Stratford de Redcliffe a porté un coup mortel aux manufactures du pays. Les industriels anglais, qui avaient déjà l’avantage de procédés de fabrication bien plus économiques, grâce à leurs immenses