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débarrassés de toute entrave, jouissant d’une liberté qu’ils sauraient défendre au besoin par l’épée, redevenus les maîtres de ces villes que leurs aïeux ont fondées, il y aura encore un rôle à jouer pour les Turcs, pour ceux-là surtout que n’aura point corrompus une maladroite imitation de nos usages et de nos idées, mais qui seront le mieux restés eux-mêmes, qui auront le plus fidèlement conservé, avec la foi de leurs pères, leur naïve droiture, leur simplicité de mœurs, leur affectueuse bonté, les traditions enfin de la tente et de la tribu. Dans plusieurs provinces de l’empire, et notamment en Anatolie, quel que soit le système politique qui prévale, ils seront longtemps encore en majorité, ils formeront jusqu’à nouvel ordre le gros de la population agricole. On peut se les figurer, suivant les lieux, soumis à différens régimes, en Roumélie par exemple sujets d’un prince chrétien, mais conservant, garantie par des stipulations formelles et par le progrès, de l’esprit libéral, leur indépendance civile et religieuse, en Anatolie au contraire constituant un ou plusieurs états où l’islamisme resterait encore provisoirement la religion dominante, celle du souverain. En tout cas, quelles que soient les nouvelles conditions d’existence qu’ils doivent accepter, suivant la région qu’ils habitent et la tournure que prendront les affaires, laboureurs, pasteurs, bûcherons, artisans, on ne peut songer à se priver brusquement des Turcs et de leurs services. Travailleurs sans initiative, sans esprit d’invention ni de renouvellement, mais sobres, robustes ; réguliers et patiens, ils continueront utilement à produire une bonne part des denrées que mettront en valeur, que distribueront dans tout l’Orient, qu’échangeront avec l’Europe les Arméniens et les Grecs, plus portés, par leurs inclinations naturelles et par les habitudes prises vers l’industrie et le commerce.

Ainsi il est utile à l’Orient que les Turcs y demeurent et y survie-vent à la chute même de leur suprématie, pour qu’aucune, force n’y périsse, et, si l’on peut ainsi parler, qu’aucune note ne manque au concert. Allons plus loin. Il n’est pas de l’intérêt des sujets chrétiens du sultan que son empire se dissolve dès ce jour, que la puissance ottomane s’évanouisse à bref délai et par un subit écroulement. Les raïas ne sont pas prêts, et ils se trouveraient pris fort au dépourvu, Leur éducation intellectuelle et morale n’est pas encore assez avancée ; dans cette carrière administrative où ils n’ont un accès régulier que depuis quelques années seulement, mais où leurs services deviendront de jour en jour plus nécessaires et leur concours plus demandé, ils n’ont guère eu le temps de s’accoutumer au maniement des grandes affaires et de se donner par une longue pratique ces habitudes de confiance en soi-même, de décision rapide, de naturelle et tranquille assurance, sans lesquelles le commandement reste dépourvu