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en pierre noire d’un aspect sinistre. En même temps se déclare une des plaies d’Égypte : les moucherons infestent l’air ; l’eau elle-même foisonne à présent de petites bêtes rouges qui s’incrustent dans l’épiderme, et qu’il en faut extraire à la pointe du couteau. Comment travailler ? Sous cet éblouissant soleil, comment se mettre à peindre ? D’ailleurs autour de moi tout me donne l’exemple de la paresse. Les moutons, accroupis à l’ombre de ma tente, y demeurent immobiles et haletans ; les mouettes blanches perchent des heures entières sur les roches à fleur d’eau ; ma barque dort sur l’onde, que pas un souffle ne ride, cristal étincelant où le regard chercherait en vain une tare. Depuis combien de jours ceci dure-t-il ? Je n’en sais rien, et je ne veux pas le savoir. Je n’irai pas non plus m’abîmer la vue en contemplant ce ciel qui semble fait de saphirs incendiés, et fatiguer ma tête à essayer de reproduire ces inimitables splendeurs. Le lapis-lazuli est trop terne d’un côté, trop coûteux de l’autre : il épuiserait ma bourse et ma patience. Livrons-nous plutôt au train naturel des choses ; plongeons-nous dans cette oisiveté rêveuse qui semble tout envahir. Les cascatelles du Cruachan se sont arrêtées : les morts, mes voisins, dorment en paix sous les fraîches dalles où leur nom est gravé ; tout est repos autour de moi. Je me reposerai donc. Je laisserai mon âme s’abîmer dans le sentiment de la non-réalité. En attendant que quelque prosaïque incident me réveille, je mâcherai du lotus. Du lotus, il n’en pousse guère autour de moi ; mais j’ai ma pipe, et je n’envierai rien aux anciens Lotophages.

Je ne me suis baigné que huit fois depuis ce matin. Je mène la vie d’un phoque…

Changement de décor !… Je suis sur le plus haut pic du Cruachan… Depuis déjà quelques jours, une large tache blanche, étalée à sa cime rouge, semblait nous narguer et nous mettre au défi : c’était un champ de neige que je voyais chaque jour se rétrécir sous l’action du soleil de juin. Oh ! tremper ses mains fiévreuses dans cette fraîcheur immaculée, poser sa tête sur cet oreiller glacial, arrêter un instant de ses lèvres arides ces filets d’eau qui çà et là étanchent la soif des herbes rajeunies !… Mais il y avait trois mille pieds à gravir pour atteindre ce lambeau du paradis… Je n’y ai pourtant pas tenu, et, si épuisés, si las que nous soyons, Jeudi et moi, l’entreprise a été tentée. J’en suis ravi maintenant, car j’ai pu étudier, à mille pieds du niveau de la mer, ce grand vallon désolé qui interrompt brusquement l’ascension, ainsi que ces précipices arides et rougeâtres dont un impitoyable soleil éclairait vivement les moindres anfractuosités. Et là seulement j’ai compris un tableau qui était demeuré pour moi une espèce d’énigme, le Campement sur le mont Sinaï de sir John Lewis Frank.