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après le déjeuner, Malcolm me raconta que la veille, venant à lier conversation avec quelques touristes des deux sexes qui se promenaient sur les bords du lac, il a eu le plaisir d’entendre une jeune et jolie personne tenir le propos suivant : « Vous voyez sur cette île ces trois tentes ? (c’étaient les miennes)… Chacune est habitée par un fou… » Puis, se tournant du côté de Ben-Loy : « Vous voyez, continua-t-elle, cette autre tente, sur la montagne ? Elle sert à loger un quatrième fou, compagnon et associé des trois autres… » Sans répondre à ce qui me concernait, Malcolm voulut rectifier les idées de la jolie voyageuse en lui disant que la prétendue tente du mont Ben-Loy était tout bonnement un champ de neige. L’idée d’une neige quelconque se refusant à fondre sous un soleil comme celui qui nous persécute ne pouvait entrer dans la cervelle de nos cockneys ; ils prirent l’assertion de Malcolm pour une méchante plaisanterie.

À L’origine du propos relatif à mon état mental me parut être celle-ci. Quelques jours auparavant, un yacht, parti d’Inverarry, était venu débarquer ses passagers sur mon île. J’étais dans ma hutte occupé à peindre, et je donnais en même temps à Jeudi sa leçon de lecture. Il ne m’avait pas paru indispensable, en pareille circonstance, de sortir pour faire accueil à mes bruyans visiteurs, et j’avais entendu, sans y trop faire attention, leurs commentaires plus ou moins malveillans sur les hôtes probables de ce campement inhospitalier. Pendant que j’expliquais ceci à Malcolm, qui s’amusait à promener mon télescope dans toutes les directions : — By Jove ! s’écria-t-il, les voici !… Voici nos étudians et leurs sœurs !…

— Ah ! tant mieux, lui dis-je. Notre revanche est assurée… Justement nous sommes trois. Pourquoi ne pas prendre le rôle qui nous a, été attribué ? Pourquoi ne pas les confirmer dans cette idée que mon camp est une maison de fous ?…

Les apprêts de cette folie improvisée n’exigèrent pas beaucoup de temps. Presque rien à changer dans la tenue de Malcolm. Il avait un pantalon de matelot en toile blanche et une chemise bleue. Sa barbe de sapeur devait suffire à terrifier des jeunes personnes dont les parens étaient à coup sûr les mieux rasés du monde. Seulement il se fit apporter par Jeudi une grande boîte en bois de rose où reposait, sur un lit de velours cramoisi, sa pipe favorite, énorme chef-d’œuvre de sculpture. Avec ses longs cheveux noirs et sa chemise rouge, Campbell avait un air suffisamment étrange. Quant à moi, je revêtis un costume que les highlands voyaient à coup sûr pour la première fois. L’année d’avant, passant l’hiver à Paris, je m’étais enrôlé parmi les élèves du gymnase Triat, et par manière