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comme qui dirait, madame : « Voilà une sensitive qui a de l’embonpoint. »

— Si bien, dit Mme Roch, que vous êtes sorti de Saint-Onuphre mieux renseigné sur vous-même que sur le pauvre homme.


II

— Je saurai pourquoi cet homme est devenu fou ! me disais-je en redescendant le Janicule, en traversant le Borgo, en passant le pont Saint-Ange, en m’enfonçant dans le labyrinthe de petites rues noires qui s’étend entre le Tibre et le Corso. Je n’eus pas plutôt dîné à la hâte au premier restaurant venu que je courus chez moi, m’enfermai à double tour, et, tirant du fond d’une malle les Essais de Montaigne, j’y relus quelques lignes que vous connaissez sans doute… — Madame, avez-vous encore cette jolie édition des Essais ?… — Ah bien ! mon cher notaire, passez-moi, je vous prie, le troisième tome… On ne saurait trop relire ce passage que je prendrai pour épigraphe de mon livre : « Infinis esprits se trouvent ruinés par leur propre force et souplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poésie, qu’autre poète italien ait jamais été ! N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendue appréhension de la raison qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences qui l’a conduit à la bêtise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’âme qui l’a rendu sans exercice et sans âme ? J’eus plus de dépit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux état, survivant à soi-même, méconnaissant et soi et ses ouvrages… »

— C’est grand dommage, pensais-je, que Montaigne n’ait vu le Tasse qu’en passant. Liez d’amitié ces deux hommes, le sage nous eût révélé le fou ; mais, faute d’en savoir davantage, l’avisé Périgourdin s’en est tenu à cette vérité générale que « des rares et vives agitations de nos âmes naissent les manies les plus détraquées, » et que « si les mélancoliques sont plus disciplinables et excellens, il n’en est point qui aient tant de propension à la folie. » Là-dessus je me mis à lire à haute voix deux ou trois chants de la Jérusalem. Cette poésie enchanteresse m’enivrait, et plus d’une fois j’interrompis ma lecture pour m’écrier : Quelle science de la vie et du cœur humain ! quelle vivacité de coloris ! quelle délicatesse de touche ! quelle variété dans les tons ! quel art d’être original en imitant ! Muse privilégiée, qui respire tour à tour la volupté et l’héroïsme, la fureur des passions et le saint orgueil des chevaliers du Christ ! Myrtes embaumés de Vénus croissant à l’ombre de la croix ! Roses