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sobre, claire, précise, qui se prête à la sévère expression des sentimens les plus élevés aussi bien qu’aux plus charmans caprices de l’esprit, aux merveilles de l’imagination la plus rare. Lorsqu’on reconnaît sous les grands élans poétiques de Racine et de Corneille la trame serrée, sensée, précise de notre prose, n’est-on pas autorisé à dire que la prose est la véritable langue de la France ? Interrogeons l’histoire, et voyons maintenant si l’art français n’a pas eu ses prosateurs.

Au moment de tracer sommairement les grandes lignes de cette histoire de l’art français, on ne peut se défendre de revendiquer pour notre école une part de gloire que nous sacrifions trop volontiers, à laquelle nous renonçons sans motifs sérieux. Enclins à admirer sur parole les écoles étrangères, et souvent même à ne pas raisonner notre admiration, nous professons une singulière humilité pour les œuvres nationales. Il est vrai qu’il ne s’est pas rencontré dans notre école un de ces vastes génies qui réalisent pleinement el au-delà toutes les conceptions d’une époque. En un temps où les conditions de l’art sont bien plus exigeantes qu’elles ne l’étaient dans l’antiquité, nous n’avons pas eu cette fortune de trouver un interprète qui fût au-dessus ou même à la mesure de sa tâche. Enfin l’Italie et la Hollande, plus heureuses que la France, ont enfanté des individualités qui ont approché davantage du but offert à leurs aspirations esthétiques ; mais si nous ne pouvons opposer de rivaux ni à Rembrandt, ni à Léonard de Vinci, ni à Raphaël, si l’art français à aucune date n’a jeté un éclat comparable à celui dont resplendit l’art italien de la fin du XVe siècle au commencement du XVIe, s’il n’a pas égalé dans sa sphère plus vaste et plus compliquée l’art antique, dont le cercle d’activité était plus restreint, il faut bien convenir cependant et répéter que du jour où les arts ont pris naissance dans notre pays, ils n’ont cesse d’y rayonner, sans brûlans éclairs peut-être, mais continûment et sans nuits subites. On sait dans quelles ténèbres gisent aujourd’hui les foyers qui répandirent jadis tant de lumière. Il n’y a donc pas de vain amour-propre à se glorifier d’une durée de trois siècles et demi, pendant lesquels l’école française, même marchant trop souvent à contre-sens du génie national, n’a cessé de compter des talens comme Nicolas Poussin, Eustache Le Sueur, Le Brun, Jean Jouvenet, David, Ingres et Eugène Delacroix, et dans un autre ordre des peintres comme les frères Le Nain, Philippe de Champaigne, Hyacinthe Rigaud, Watteau, Chardin, Géricault, des graveurs comme Callot et Abraham Bosse, des statuaires comme Puget, Coustou, Rude, Barye. Et je n’insiste même pas sur notre école moderne de paysage. Assurément l’art français a été traversé par bien des agitations, il a subi bien des directions contradictoires, mais il n’a jamais eu de temps d’arrêt prolongé ;