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de n’arriver que le soir sur le champ de bataille d’Eylau. « Le lendemain, nous allâmes voir le champ de bataille ; il était horrible et littéralement couvert de morts. Le célèbre tableau de Gros n’en peut donner qu’une bien faible idée ; il peint du moins avec une effrayante vérité l’effet de ces torrens de sang répandus sur la neige. Le maréchal, que nous accompagnions, parcourut le terrain en silence ; sa figure trahissait son émotion. Il finit par dire, en se détournant de cet affreux spectacle : « Quel massacre ! et sans résultat ! »

L’auteur des Souvenirs, avec sa sincérité habituelle, fait un triste tableau de l’état de l’armée pendant l’hiver de 1807, entre Eylau et Friedland. Le 6e corps ne comptait plus que 10,000 hommes au lieu de 20,000. L’armée entière était également réduite de moitié. Outre les morts et les blessés, 60,000 hommes avaient quitté le drapeau pour se faire maraudeurs. « Jamais on n’a donné plus d’ordres que Napoléon pour la subsistance de son armée ; jamais il n’y en eut de plus mal exécutés. Découvrir les denrées cachées, en faire venir de Varsovie, réparer les fours, les moulins, faire des distributions régulières, établir des magasins de réserve, tout cela est bien sur le papier ; mais ceux qui ont fait cette campagne savent ce qui nous en revenait. Napoléon en convenait lui-même quelquefois. — Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, écrivait-il à son frère Joseph, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain. »

L’empereur sortit de là par le coup de foudre de Friedland ; mais M. de Fezensac n’eut pas la consolation d’y assister : il était tombé, en portant un ordre, au milieu d’un régiment de hussards russes, qui l’avait fait prisonnier. Le récit de son séjour en Russie comme prisonnier de guerre n’est pas un des épisodes les moins intéressans de son livre. Il commença par passer trois semaines au quartier du général en chef ennemi, logeant avec ses aides de camp. La promenade dans la ville lui étant interdite, ses journées se passaient à causer avec ses compagnons de chambrée, à parler beaucoup de Paris et de la France, objets constans de la prédilection des Russes, surtout à jouer au pharaon. Je dois m’accuser, dit-il avec grâce, d’un trait de mauvais joueur, tel que je l’ai toujours été. Ayant perdu un gros coup, je déchirai les cartes. Les joueurs restèrent confondus. Celui qui tenait les cartes dit tranquillement : « C’est dommage pourtant, nous n’avions que ce jeu-là. » Cette douceur me toucha plus que les reproches que j’aurais mérités. » Il partit ensuite pour Wilna en traîneau, mais tout couvert des fourrures que ses nouveaux amis lui avaient procurées, et beaucoup mieux vêtu, voyageant bien plus commodément que dans l’armée française.

À Wilna, il fut très bien reçu par le général Korsakof, gouverneur, le même qui avait perdu contre Masséna la bataille de Zurich. La société de cette ville lui fit fête ; il y trouva des jeunes gens de son âge et des femmes aimables qui cherchèrent à lui faire oublier son inaction. Il n’avait encore que vingt-trois ans. Son temps se passait agréablement quand les hostilités recommencèrent. On l’envoya alors rejoindre un dépôt d’officiers français prisonniers à Kostroma, à cent lieues au-delà de Moscou. Son départ fut pour lui un jour de triomphe. Toute la ville était aux fenêtres, tous lui