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Je parcourus à pas lents tout ce lieu de délices ; je traversai douze cabinets, quelques-uns pavés en mosaïque. Le dernier, d’un style plus sévère, était lambrissé de chêne noir et renfermait, au lieu de livres, des globes de métal, des sphères armillaires, des astrolabes, des équerres, des cadrans, cent instrumens baroques dont j’ignorais l’usage, et qui eussent dit quelque chose, je pense, au cœur d’un astrologue. Enfin, attenant à ce cabinet et tout au bout de la galerie, venait un oratoire dont la porte entr’ouverte me laissait voir un prie-Dieu et un grand crucifix d’argent. À droite et à gauche de cette porte, deux bustes semblaient être de faction. L’un représentait Platon jeune, l’autre Platon octogénaire. Au-dessus du linteau sculpté se dressait, sur un piédouche d’ébène, une Minerve, le casque en tête et la lance à la main. Au-dessous se lisait en lettres d’or cette inscription tirée de Marsile Plein : « La philosophie n’est qu’une religion savante, philosophia nihil est nisi docta religio, » et un peu plus bas ces mots : Lœtitia clarissima, claritas lœtissima… Après avoir été ému, j’étais surpris, dépaysé.

Cependant, inscriptions et statues, j’oubliai tout pour ne plus m’occuper que des maîtres du logis, je veux parler des livres, qui me regardaient silencieusement à travers leurs vitrages treillissés. Société noble et sérieuse ! choix exquis où les graves préoccupations du savant avaient eu plus de part que les fantaisies du bibliophile ! Ici les historiens habillés de gris, là les métaphysiciens vêtus de brun ; les pères de l’église, les scolastiques, le docteur angélique entre le docteur séraphique et le docteur subtil ; plus loin tous les philosophes de la renaissance chamarrés de dorures, les Ficin, les Pic de La Mirandole, les Bessarion, les Pomponace, les Cardan, les Patrizzi. Je cherchai les poètes italiens ; ils étaient rassemblés dans deux cabinets sous les regards propices de la Vénus Uranie et d’un Éros ailé. Dans une armoire, j’aperçus cinq ou six rayons consacrés au seul Torquato ; là se trouvaient réunies les principales éditions de ses œuvres reliées en peau de chagrin et les écrits de ses biographes et de ses commentateurs, depuis le Manso jusqu’à Giuseppe Caterbi, Je promenai sur ces trésors des regards d’amère concupiscence. O appas du fruit défendu ! ô cruelle ordonnance de la faculté ! Plongé dans mes tristes réflexions, je poussais de gros soupirs,… quand je vis le prince venir à moi d’un air riant, — Prince, lui dis-je, ma démarche doit vous sembler bizarre. Veuillez considérer…

— Ne cherchez pas à vous excuser, répondit-il. Je suis obligé au grand poète qui me vaut l’honneur de votre visite… Puis, m’ayant fait asseoir sur un divan : — Je comprends votre curiosité ; moi-même je ne suis pas sans l’avoir éprouvée. Les infortunes du Tasse sont une des énigmes de notre histoire littéraire, et cette sombre