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qui ne peut être prise au sérieux ; mais en revanche il est très vrai que le Tasse écrivait laborieusement. Dans son dialogue sur l’Amour, il répond à la signora Marphise d’Este, qui lui demande des vers : « Ma veine n’est pas facile, et je ne compose qu’à la sueur de mon front… » Vous savez que ses manuscrits sont criblés de ratures, qu’il a retouché tel de ses sonnets jusqu’à vingt fois, et que ses corrections n’étaient pas toujours heureuses. Le Manso nous raconte aussi qu’à Bisaccio son illustre ami se plaisait à entendre des improvisateurs napolitains, et qu’il leur enviait cette promptitude d’inspiration que lui avait refusée la nature… Il est encore très vrai que le Tasse avait la fâcheuse manie de se médicamenter, qu’il a essayé de tous les régimes et de tous les remèdes, et que l’abus des juleps et des pilules a été funeste à sa santé. « Quel souvenir j’ai gardé, écrivait-il un jour à un empirique, de vos sirops aigres-doux qui auraient ressuscité un mort, et de ces fameuses pilules qui contiennent de l’or ! » Il est également vrai qu’à plusieurs reprises il avait songé à s’éloigner de Ferrare. Ses lettres en font encore foi. Trois ans avant d’être enfermé à Sainte-Anne, il écrivait à son ami Scipion Gonzague que son plus ardent désir était de quitter la cour d’Alphonse, et à la mort du Pigna, en 1575, il sollicita la charge d’historiographe de la maison d’Este dans l’espérance d’un refus qui lui servirait de prétexte pour rompre avec le duc… Que vous dirai-je ? Il n’est pas moins vrai que le Tasse encourut l’inimitié de ce redoutable Pigna et d’Antonio Montecatino, qui succéda au Pigna dans ses fonctions de secrétaire intime et de premier ministre, que le Tasse fut desservi par des jaloux, que le Tasse fut trahi par des serviteurs infidèles, que le Tasse fut indignement bafoué par des pédans, car jamais un plus noble cœur n’essuya tant de traverses, jamais, après tant de bonheur et tant de songes, un front couronné de gloire n’eut à porter de telles pesanteurs d’ennuis ! Pour montrer au monde quels coups son bras sait frapper, la fortune inhumaine s’était choisi cette proie que la mort seule put dérober à ses acharnemens. L’exil, la pauvreté, la misère, la maladie, la captivité, la trahison, des embûches secrètes, des serpens cachés sous des roses, des haines déguisées sous des sourires, tous les maux réels et ces autres maux plus affreux que se forge à elle-même une imagination en délire, non, rien ne semblait manquer à la perfection de son malheur, et cependant, pour combler la mesure, le poignard dont la fortune lui avait percé le cœur, on vit la main effrontée d’un faquin le tourner et le retourner dans la plaie… Ah ! répétons après lui ce qu’il écrivait un jour à la grande-duchesse de Toscane : « Mon infortune est sans exemple, sans pareille (senza antico esempio e senza nuovo paragone, grande, inaudita, insolita, miserabile e maravigliosa).»