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quemment les combats soutenus contre des ours et des poissons monstrueux[1]. L’ours et le poisson, qui représentent la chasse et la pêche, c’est-à-dire la vie entière des Aïnos, se retrouvent dans la religion grossière qu’ils professent. Leur principale divinité, c’est l’ours. La conquête japonaise a introduit dans leur culte quelques élémens du bouddhisme; mais ils sont tellement mélangés à l’idolâtrie des Aïnos qu’on en reconnaît à peine la trace. De leurs cérémonies, une des plus curieuses est celle qui accompagne la dissection d’un ours tué à la chasse : on n’y procède qu’avec un profond respect, et en adressant force génuflexions et prières à la divinité défunte. La tête de la bête est sacrée : au lieu de la manger, on la suspend au seuil de la porte en guise de talisman contre l’influence des mauvais esprits.

Les Aïnos nous offrent en plein XIXe siècle l’image d’un peuple qui n’est pas sorti de la première enfance de l’humanité. Ils vivent réunis en sociétés de dix ou vingt familles, et se laissent facilement gouverner par des chefs de leur propre sang, dont le pouvoir est héréditaire, mais très limité, puisqu’à la race conquérante seule appartient la juridiction officielle. Leurs habitations ne contiennent que quelques ustensiles de chasse, de pêche et de cuisine. Leurs mœurs sont extrêmement douces, hospitalières, bienveillantes, craintives même, et contrastent singulièrement avec les métiers dangereux qu’ils exercent. La monogamie, qu’ils paraissent avoir mise en pratique au temps de leur indépendance, a disparu devant les usages japonais : aujourd’hui tout Aïnos a le droit de posséder autant de femmes qu’il en peut nourrir. La célébration du mariage ne diffère pas beaucoup de la cérémonie adoptée par les Japonais. La dot de la fiancée consiste en ustensiles de pêche et de chasse, en une plus ou moins grande quantité de poissons secs et de fourrures, principale richesse des Aïnos.

Dans l’histoire de ce peuple déchu, il y a bien peu d’époques certaines; eux-mêmes ne savent à peu près rien de leur passé, mais ils se souviennent que leurs ancêtres ont été les maîtres du Japon, et ils débitent sur leur propre origine une légende bizarre, qui n’est pas sans quelque ressemblance avec l’histoire de la création du genre humain telle qu’elle s’est formée chez les peuples d’Occident[2]. «Aussitôt après que le monde fut sorti des eaux, disent-ils, une femme vint s’établir dans la plus belle des îles que devaient habiter les Aïnos; elle arriva sur un navire que les vents et les vagues pro-

  1. M. l’abbé Mermet prépare une traduction de ces poèmes.
  2. Cette légende m’a été communiquée par M. l’abbé Mermet, qui l’avait recueillie lui-même de la bouche des Aïnos, et qui a retrouvé des allusions à cette fable dans certains livres historiques des Japonais.