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eux une bonne fortune. On peut, sans exagération, affirmer que, sur cent rixes dont Hakodadé est le théâtre, il y en a quatre-vingt-dix dans lesquelles une des parties est représentée par des matelots, et souvent ce sont les deux.

La population de Hakodadé est du reste assez mélangée : elle se compose en grande partie d’aventuriers qui ont quitté le Japon et cherché refuge à Yézo, où ils sont tolérés sans qu’on les questionne trop au sujet de leurs antécédens. Aussi les résidens étrangers se plaignent-ils, non sans raison, d’être obligés de vivre au milieu de gens d’une probité suspecte, et beaucoup ont eu la précaution de s’entourer chez eux de serviteurs qu’ils ont fait venir de Shang-haï. Les boys chinois font d’excellens domestiques ; quand on s’est habitué à leurs façons, on leur donne même la préférence sur les Européens. Il est vrai que, sous le rapport du travail, ils ne valent pas ces derniers ; mais ils s’acquittent ponctuellement, avec zèle et sans bruit, de ce qu’on exige d’eux. Il y a des boys qui ont passé dix, vingt ans au service d’un résidant étranger. Ce sont des hommes en qui on place une confiance absolue, et qui la méritent le plus souvent. Un bon domestique chinois sait d’ailleurs garder sa dignité, et il ne permettra jamais à son maître d’abuser de son autorité. Qu’on le maltraite ou qu’on l’insulte, il demandera son congé le lendemain en prenant pour prétexte ordinaire la mort subite d’un père ou d’une mère ; il s’éloignera sans colère ni ressentiment, mais rien ne le fera changer de résolution, il partira.

La communauté étrangère de Hakodadé n’est pas nombreuse : elle se compose d’une trentaine de personnes, sans compter les équipages des navires qui de temps à autre mouillent dans le port. L’existence qu’on y mène n’est ni agréable ni variée. Cependant les officiers russes qui viennent des colonies militaires de la Mandchourie, et qui trouvent à Hakodadé une société nombreuse et libre en comparaison de celle qu’ils ont laissée à Vladivostock et à Olga-Bay, les officiers russes, dis-je, s’accommodent fort bien de la ville japonaise, et à les entendre la vie n’y laisse pas grand’chose à désirer. L’extrême solitude où ils ont l’habitude de vivre les a rendus faciles à satisfaire. Leurs compagnons d’exil, Français, Anglais et Américains, ne partagent pas leur avis, et se plaignent souvent de l’existence monotone à laquelle ils sont condamnés. Le climat de Hakodadé n’est guère agréable : en été des chaleurs malsaines, en hiver un froid long et rigoureux[1]. Les nouvelles d’Europe sont rares et

  1. D’après les observations météorologiques faites par le docteur Albrecht, directeur de l’hôpital russe, la moyenne de la température annuelle à Hakodadé est de 7° 19 Réaumur au-dessus de zéro. En 1859, ce savant avait constaté 111 jours de pluie, 43 jours de neige, 6 tremblemens de terre, 7 ouragans et 1 éruption volcanique.