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marque une chose que j’ai faite à bon escient : c’est qu’il n’y a pas dans mon poème d’amours qui finissent bien, et que cela suffit pour que ces gens-là les tolèrent. Les amours d’Herminie semblent seuls avoir un heureux dénoûment ; je voudrais leur donner aussi une fin édifiante, et l’amener non-seulement à se faire chrétienne, mais à prendre le voile. Je sais que cela ne pourra se faire qu’aux dépens, de l’art ; mais peu m’importe de plaire un peu moins aux connaisseurs, pourvu que je déplaise un peu moins aux scrupuleux ? »

Cependant, tout occupé de chercher des moyens de sauver son poème, le Tasse en avait trouvé un qu’il croyait infaillible ; c’était d’en donner une interprétation allégorique. On fit dans une de ses lettres à l’un de ses amis, Luca Scalabrino : « Las de versifier, je me suis mis à philosopher, et j’ai développé jusque dans les plus petits détails mon allégorie, de telle sorte qu’il ne se trouve plus dans mon poème ni d’action ni de personnage principal qui ne contienne des mystères merveilleux. Ce nouveau caprice vous fera rire. Je ne sais ce qu’en penseront le seigneur Gonzague et le seigneur Flaminio, et tous les autres doctes Romains ; à dire le vrai, je ne l’ai fait que pour amorcer le monde. Je ferai le col tors, farò il collo torto,.. . et, à l’aide de ce bouclier, j’espère protéger tant bien que mal les amours et les enchantemens… Seulement je crains de ne pas avoir su ou de ne pas savoir accompagner mes idées philosophiques des ingrédiens théologiques qui sont nécessaires ; aussi je laisse souvent des blancs, que le seigneur Flaminio remplira à sa guise. » Et le 15 juin il écrivait encore à Gonzague : « Pour confesser ingénument la vérité à votre seigneurie, dans le commencement je n’avais pas la moindre idée d’allégorie, me semblant que ce serait là une fatigue vaine et superflue… Mais lorsque j’eus dépassé le milieu de mon poème, et que je commençai à soupçonner combien ce siècle tient les âmes à l’étroit (la strettezza de’ tempi), je songeai à l’allégorie comme à un moyen d’aplanir bien des difficultés. » Malheureusement cette allégorie même risquait d’être suspecte aux inquisiteurs, car elle était fondée sur la doctrine de Platon, le grand suspect d’alors. « J’ai lu autrefois toutes les œuvres de Platon, et sa philosophie a déposé beaucoup de semences dans mon esprit… Ce qui est sûr, c’est que la doctrine morale dont je me suis servi dans l’allégorie lui appartient tout entière, mais de telle sorte cependant qu’elle appartient aussi à Aristote, car je me suis efforcé de les amalgamer si bien que leurs opinions parussent être en harmonie… Mais je crains fort que cette doctrine morale ne semble pas conforme de tout point à la théologie chrétienne. C’est à votre seigneurie et au seigneur Flaminio qu’il appartient de me corriger et de m’apprendre à me régler sur l’humeur des temps où nous vivons. Mon intention est de faire