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douceurs d’un repos éternel. Ce repos va commencer pour toi ; que dis-je ? tu en savoures l’avant-goût ! Certain de ta mort et la sentant déjà en toi, tu as atteint ce moment où l’homme se devient étranger à lui-même et se regarde comme par les yeux d’un autre, de cet autre mystérieux qui nous succède au-delà de la tombe. Non, celui qui a tant souffert à Ferrare et à Rome, ce n’est pas toi, mais un ami qui te fut cher, et ce n’est plus la douleur, c’est la pitié qui fait couler tes larmes.

Cet entretien se prolongea quelque temps. Quand je revins à moi, l’ombre avait tout envahi à l’exception de quelques nuées violettes qui recevaient les derniers adieux du soleil. — Mon cher prince, m’écriai-je, si j’avais le bonheur d’être poète, je voudrais composer une élégie que j’intitulerais les Dernières Pensées du Tasse, et si j’étais capable d’écrire en prose, je composerais une vie du Tasse dont je vous emprunterais la moitié et l’autre à monseigneur Spinetta. Ma conclusion serait que, comme le bonheur, le malheur a son ivresse, que, toutes les disgrâces ayant accablé à la fois ce divin poète, son âme, attaquée de toutes parts, a été jetée dans un état de désordre, que sa folie ne fut que le sentiment exalté de maux trop réels, et que cette exaltation, accompagnée d’accès de fièvre, de fureur et de délire, a duré jusqu’à ce que, dans son cœur épuisé par ses propres violences, l’esprit de révolte eût fait place à une résignation inerte. Ma dernière ligne serait conçue en ces termes : « Le Tasse dut la moitié de ses infortunes à la faiblesse de son caractère et l’autre à la beauté de son génie. »

Le prince ne me répondit pas. Il s’était assis sur un des gradins, et tour à tour il considérait un médaillon qu’il tenait à la main, ou, relevant la tête, il contemplait par-delà le tertre les vapeurs cendrées qui s’élevaient à l’horizon, et au-dessus desquelles la lune dessinait sa faucille d’argent. Je m’approchai de lui et lui pris des mains le médaillon. Il renfermait une copie en miniature du portrait de Léon X par Raphaël. En ce moment, j’entendis un bruit de pas, et je vis paraître fra Antonio. Cette apparition me causa le plus vif déplaisir. Aussi bien Antonio avait un air d’humeur aigre et bourrue : apparemment il nous en voulait d’être entrés chez lui sans lui en demander la permission ; mais, quand il eut reconnu le prince Vitale, il changea soudain de contenance et ce fut d’un ton de cafarde humilité et en s’inclinant jusqu’à terre qu’il le prévint qu’on allait fermer les grilles du jardin. Quant à la grassoccia sensitiva, il ne daigna pas l’honorer d’un regard. Dès qu’il eut tourné le dos, montrant du doigt tour à tour ce frocard et le médaillon : — Ceci, dis-je au prince, a tué cela. — Il attendit pour me répondre que le moine se fut éloigné, et alors, d’une voix sourde, mais vibrante :