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il lui dit qu’à Paris, sous ses yeux, l’émigration polonaise, profitant de ses relations sociales, a organisé une vaste conspiration qui sème la calomnie contre le gouvernement russe et alimente les désordres en Pologne. A la forte leçon que lord John Russell lui avait donnée à propos de l’injustice et de la faiblesse de l’arbitraire, il répond par une creuse protestation en l’honneur du respect dû par les peuples à l’autorité. Il persiste à regarder comme russes ces provinces polonaises dévastées aujourd’hui par la tyrannie de Mouravief. «Nous devons exclure, dit-il à la France, même d’un échange d’idées amical, toute allusion à des parties de l’empire russe auxquelles ne s’applique aucune stipulation particulière d’un acte international quelconque. » Mettant en avant ce que l’empereur doit à sa fidèle armée et aux sentimens de la nation russe, il n’hésite pas enfin à proclamer pour les Polonais la nécessité de plier encore une fois sous la conquête irritée d’une nation et d’une armée étrangères. Qu’on presse comme on voudra ce manifeste russe, soumis aujourd’hui au jugement de la conscience européenne, il est impossible d’en extraire aucune autre idée générale.

Est-il vraiment besoin de souffler sur ce mince voile où l’esprit d’injustice veut si maladroitement se dérober? L’insurrection polonaise, une œuvre de la révolution cosmopolite et démagogique! Peut-on dire sérieusement une telle pauvreté? Ce parlement d’Angleterre, ces lords surtout ces chefs des grandes maisons whigs que l’on comparait autrefois aux magnifiques de Venise, par exemple ce type de vieux patricien intraitable qu’on nomme lord Ellenborough, ces assemblées et ces personnages qui ont si hautement témoigné de leurs sympathies pour la Pologne, ne sont-ils donc, eux aussi, qu’un ramassis de démagogues cosmopolites? Nous voilà obligés de demander grâce pour notre timide corps législatif et notre vertueux sénat, convaincus par leur bienveillance envers la cause polonaise d’être des fauteurs de révolutions! C’est l’honneur de la démocratie française de n’avoir pas pris garde à la classe où s’incarne et souffre plus particulièrement la nationalité polonaise et de s’être fiée en cette circonstance à la générosité de ses instincts plutôt qu’aux ombrages de ses préjugés; mais ne lui redit-on pas chaque jour, pour la détacher de la cause de la Pologne, que cette cause est celle des nobles, des grands propriétaires et des catholiques? Les Russes croient si peu à cette imputation de révolution cosmopolite jetée par eux à la cause polonaise qu’ils sont les premiers à la démentir. Leurs journaux la démentent en dénonçant sans cesse dans l’insurrection la rancune de conservateurs rétrogrades; Mouravief la dément en appelant à son aide la cupidité des paysans contre l’hostilité des propriétaires; le prince Gortchakof enfin la dément lui-même à l’instant où il la lance : il attribue l’influence de l’émigration polonaise à ses relations sociales, et il sait bien que les relations sociales auxquelles il fait allusion ne sont point de celles qui s’obtiennent par les opinions démagogiques et ne se rencontrent point dans les régions habitées par la révolution cosmopolite. Un lieu commun si percé à jour n’était pas de mise dans un document