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nuage tourbillonne encore plus, les cormorans, immobiles auparavant sur les rochers à fleur d’eau, s’agitent bruyamment, les hirondelles volent en cercle autour de la tête du chasseur et le frappent de l’aile au visage. Toutes ces espèces si variées, réunies pacifiquement sur ce rocher isolé au milieu des vagues de l’Océan-Glacial, semblent reprocher à l’homme de venir troubler jusqu’au bout du monde la grande œuvre de la nature, celle de la reproduction et de la conservation des espèces animales. J’ai vu ce spectacle sur les escarpemens calcaires de l’île de l’Ours (Cherry-Island des navigateurs anglais), îlot solitaire situé entre la Norvège et le Spitzberg, où l’affluence est encore plus grande, car l’île n’est visitée que de loin en loin par quelque pécheur aventureux qui vient y traquer les phoques et les morses poursuivis vainement par lui dans les fiords du Spitzberg. On a dit que le Nord était la grande officine des nations qui doivent périodiquement fondre sur celles du Midi et les renouveler. Espérons qu’il n’en sera plus ainsi pour l’honneur de la civilisation ; mais le Nord sera toujours la grande officine des oiseaux : c’est là que se reproduisent ces milliers d’espèces aquatiques qui, précurseurs de l’hiver, animent. dès l’automne les plages de l’Océan, et peuplent les marais, les fleuves et les étangs de l’Europe. Peu soucieux de ces grandes harmonies, le marchand norvégien s’établit sur une de ces îles et les exploite comme une ferme. Industrieux, mais prévoyant, il détruit avec méthode, sans excès; mais rien de ce qui peut se vendre ne lui échappe. Il recueille les œufs, qui sont mangés comme ceux de nos poules, prend les oiseaux au filet et les débite frais ou salés. Ces oiseaux, dont le goût huileux serait insupportable pour nos palais délicats, sont une friandise pour de pauvres pêcheurs qui vivent de poissons toute l’année. Le duvet fin qui revêt le corps de toutes ces espèces est vendu comme édredon. Sur l’île Loppen, au dire du régisseur, la chasse n’avait pas été heureuse au printemps, et cependant on avait tué six mille oiseaux; il portait le revenu de l’île à 30,000 francs en moyenne, et ce bénéfice expliquait l’élégant aspect de l’habitation du propriétaire, l’une des plus agréables de la Norvège septentrionale.

Malgré la brume et le calme, les voyageurs arrivèrent le surlendemain à Hammerfest : c’est la dernière ville de l’Europe. Située sur l’île de Qualoe sous le 70° 30’de latitude au fond d’une baie magnifique où toutes les flottes européennes pourraient tenir à l’aise, elle est le centre du commerce de la Norvège avec la Russie. Comme tous ceux de la côte, son port ne gèle jamais. Cette circonstance explique la convoitise avec laquelle la Russie, depuis Pierre le Grand, poursuit l’absorption de la Norvège septentrionale. En vertu des traités de 1815, la Laponie russe se prolonge jusqu’aux sources du