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gueurs et les cérémonies ne le cèdent pas à celles du culte catholique, et peut-être les dépassent, en fait d’abstinence, pendant la semaine de la Passion, a si peu de respect pour une religion quelconque, qu’elle soit sienne ou non, qu’il a fait jouer la comédie à Varsovie le mercredi des cendres. Personne n’y assistait que le prince et sa suite.

« J’ai vu souvent les acteurs attendre, pour commencer, l’arrivée du tout-puissant ambassadeur, lors même que le roi était déjà dans sa loge depuis une heure.

« Vers Noël de l’année 1767, j’assistai à une partie de chasse chez le général Makronoskcy, où se trouvaient également le roi, l’ambassadeur de Russie et plusieurs grands seigneurs. L’hospitalité splendide de ce lieu, la bonne chère et les bons feux qui tempéraient un froid rigoureux mirent tout le monde de si belle humeur, que les souverains oublièrent leur royauté et les ambassadeurs leur omnipotence. La gaîté fut à son comble, et je ne pus m’empêcher de faire observer au roi que je ne me rappelais pas l’avoir vu en pareille disposition. Ah ! dit-il, il est bien doux de se tromper quelquefois !

« C’est un fait à remarquer, que le roi, qui possède presque toutes les vertus comme homme et comme roi, et qui a reçu en partage un bon sens, une philosophie et une humanité plus qu’ordinaires, ait choisi pour favori et pour premier ministre un homme totalement dépourvu de ces qualités. Tel est en effet Braniçki[1], et s’il a quelque mérite, ce n’est que celui d’un féroce courage. Quant à ses défauts, il boit, dispute, bavarde à tort et à travers, et raisonne de même

« L’impératrice avait résolu de briser le prince Czartoryski, grand-chancelier de Lithuanie et l’aîné des oncles du roi. Elle lui avait donc fait signifier par son ambassadeur que, s’il ne se démettait pas de sa charge pour se retirer dans ses terres, il serait jugé, condamné et exécuté. Il répondit : « Je n’ai pas reçu mon emploi de sa majesté impériale, ainsi elle me pardonnera si je ne veux pas m’en défaire à sa requête. Je suis vieux, très vieux, et elle me fera peu de mal en m’ôtant les quelques jours qui me restent ; mais j’ai trop de soin de ma gloire pour ternir la fin d’une vie qui, j’ose le dire, a été passée sans tache au service de ma patrie, par un acte que le monde, avec raison, condamnerait comme lâche et intéressé. »

« L’ambassadeur, en recevant cette mâle réponse . lui dit « qu’il eût à se préparer à subir son sort, qu’il serait jugé à la diète prochaine, et qu’il lui était facile de prévoir le résultat du procès ; que cependant, par considération pour son rang et son caractère, il ne serait pas arrêté, mais qu’il ferait bien d’employer le temps qui lui restait à régler ses affaires dans l’intérêt de sa famille. »

« Je dînai plusieurs fois chez lui à cette époque : il y avait plaisir à voir

  1. « Ce Braniski ou Braniçki n’est point un vrai Braniçki. Il épousa en 1782 Catherine Engelhardt, l’aînée des nièces du prince Potemkin. Lui et elle vivent aujourd’hui (1804) à Biélésiska, dans la Russie-Rouge, avec six ou sept enfans, et jouissant d’un revenu de 70,000 livres sterling. Quand je l’ai connu, il n’avait rien. J’ai assisté à son mariage, et il était alors exactement tel que je l’ai dépeint. » — Note de lord Malmesbury, octobre 1804.