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nommé, je crois, Mascarenhas, impatienté des questions de cet homme et du tort qu’il faisait à l’habit de son maître, s’avança résolument vers lui, l’écarta d’un coup de coude et prit sa place. Chacun se tut et le laissa parler. — Senhor, mes opinions vous sont connues ; vous savez que je suis libéral et que mes sympathies politiques sont pour le candidat de l’opposition. (Ce candidat libéral n’en possédait pas moins cinq ou six cents esclaves.) Mais vous êtes mon maître, je n’ai rien à vous refuser. Aussi, quelque violence que je fasse à mes sentimens, je saurai tenir ma promesse, car Mascarenhas est avant tout un homme d’honneur, et, si votre seigneurie le permet, je me chargerai de rafraîchir la mémoire de mes camarades, qui, n’étant pour la plupart jamais sortis de leurs forêts, pourraient bien oublier le jour de l’élection et le nom de votre ami.

— Comment t’y prendras-tu pour leur rappeler cela ? lui demanda le fazendeiro charmé de cette offre.

— D’une manière très simple, répondit le mulâtre : que sa seigneurie me donne seulement un cochon, un sac de feijão, autant de manioc, un petit baril de cachaça et un peu de sel ! Je réunirai tous ces hommes chez moi la veille de l’élection. Tout en leur refaisant l’estomac, je leur referai aussi la mémoire en leur rappelant leur promesse d’aujourd’hui. J’aurai soin qu’ils ne me quittent plus de la nuit, et le lendemain, au petit jour, nous nous acheminerons ensemble vers le municipe, où ils voteront comme un seul homme.

Le fazendeiro ravi appela le chef de la plantation, lui ordonna de livrer à Mascarenhas le plus beau porc de ses étables et de mettre à sa disposition tout ce dont il aurait besoin, manioc, haricots, sel, cachaça. Notre homme attendit que ses compagnons se fussent retirés. Au point du jour, il choisit lui-même l’animal qui lui parut le plus convenable, chargea deux mules de provisions et s’achemina à petits pas vers sa demeure. Le jour de l’élection, il se présentait dès le matin chez le candidat ministériel. — Senhor, mon maître doit vous avoir annoncé mon arrivée, ainsi que celle de tous mes camarades que je lui ai promis de vous conduire.

— En effet, répondit celui-ci, je vois avec plaisir que tu es un homme de parole ; mais tes compagnons, où sont-ils ?

— Ils m’attendent à la porte du municipe. Je les ai devancés parce que j’avais à vous faire un aveu. Le candidat de l’opposition, qui a eu vent de ma promesse, et qui connaît d’ailleurs mes sentimens libéraux, m’a fait secrètement proposer 100 milreis (250 fr.) si je votais pour lui ; mais Mascarenhas est un homme d’honneur, et si votre seigneurie consent à me compter ces 100 milreis, qu’un