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la maturité de ses forces et d’être à la hauteur des autres manifestations de l’esprit humain. On ferait un mauvais raisonnement si on supposait qu’à une époque aussi glorieuse que celle qui a produit Raphaël, Michel-Ange, l’Arioste, le Tasse, Machiavel, la musique ne pouvait pas être au-dessous de tant de merveilles. J’en dirai autant du siècle de Louis XIV, où Lulli, qui fut aussi un homme de génie, ne parlait qu’une langue très incomplète.

Le chevalier vint cette fois à l’appui du docteur Thibaut, et ne put se défendre d’émettre à ce propos quelques vues sur les lois du progrès dans l’art. — Lorsqu’il mérite ce nom, dit-il, l’art généralise les procédés et absorbe dans une unité savante et nécessaire les variétés d’accens et d’inflexions qui sont le propre des dialectes primitifs auxquels je comparerais volontiers les différentes séries de sons ou prétendues gammes des peuples de l’Orient.

— C’est une bien grande question que vous soulevez là, monsieur le chevalier, dit le baron de Loewenfeld d’un ton doctoral.

— C’est possible, monsieur le baron, car il appartient à des ignorans comme moi d’être téméraires ; mais n’avons-nous rien de mieux à faire qu’à discourir là sur des sujets arides qui ne valent pas un rayon de cette lune splendide qui s’élève à l’horizon ? Je propose une promenade vers le lac, qui doit être charmant à voir par une si belle nuit.

— Vous êtes toujours habile à vous tirer d’embarras, dit M. Thibaut en donnant le signal du départ. Vous soulevez des idées curieuses, hardies, et puis vous échappez à la nécessité d’en tirer les conséquences. Il faudra pourtant qu’un jour nous nous expliquions à fond sur bien des choses.

— Vous êtes un contradicteur incommode et trop persistant, répondit le chevalier en descendant le petit escalier de marbre qui conduit à la prairie ; vous me traitez comme l’un de vos confrères de l’université de Heidelberg. Je vous le répète, docteur, je ne suis en toutes choses qu’un dilettante, un esprit libre de tout système, qui s’amuse des phénomènes de l’art comme nous jouissons de la belle nature que nous avons sous les yeux ; mais si vous tenez à connaître mes sentimens sur l’école musicale allemande qui a suivi la mort de Mozart, et dont Weber a été au théâtre le premier représentant, je ne demande pas mieux que de vous les exposer dans un moment opportun. Ce me sera un plaisir de remuer des idées qui vont plus loin que vous ne le pensez, docteur.

— Oh ! je le crois volontiers, répliqua M. Thibaut en riant, puisque vous m’avez déjà dit que cela venait de l’Inde et de l’Himalaya.

Descendue vers la prairie et longeant la balustrade en fer qui l’entoure de toutes parts, Mme de Narbal et sa suite se dirigèrent