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on l’a dit, mais le principe de son institution, et il créa vraiment l’ordre des chevaliers errans de la Vierge et de Jésus. Un dernier exemple. Je demande laquelle des rêveries saugrenues de don Quichotte peut se comparer à la rêverie qui donna lieu à la première exploration de la Floride. Le capitaine Ponce de Léon, gouverneur d’une des provinces de l’Amérique espagnole, apprend que la fontaine de Jouvence existe en réalité, et qu’elle se trouve dans le pays encore inexploré que nous connaissons sous le nom de Floride. Alors un irrésistible désir de découvrir la source merveilleuse s’empare de lui, il s’embarque, aborde en Floride, ne trouve rien et s’en retourne confus. Cependant la chimère romanesque survécut à cette première déception : dix ans plus tard il s’embarque pour la seconde fois, et à son arrivée en Floride il est reçu par les sauvages à coups, de flèches. Il tombe mortellement blessé et trouve vraiment cette fois le breuvage de l’immortalité. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Convenez que si don Quichotte est fou, sa folie est bien légitime, et qu’il était excusable d’être épris de chimères qui étaient si voisines de la très historique réalité.

Don Quichotte est un personnage historique non-seulement pour l’Espagne, mais pour l’Europe entière. Les personnages qui faisaient les délices de son imagination avaient vécu pendant les générations qui avaient précédé immédiatement la sienne ; mais lui-même vivait réellement en chair et en os au moment où parut le livre de Cervantes. Sa situation en face du monde est celle de toutes les aristocraties européennes en face de la monarchie grandissante et de l’esprit des temps nouveaux. Ces aristocraties turbulentes et entreprenantes ont alors à changer de mœurs. Elles se soumettent en résistant à ces écrasantes machines administratives qui commencent à remplacer l’action irrégulière de l’individu ; elles se voient forcées d’apprendre les vertus de la discipline. Ce n’était pas assez, paraît-il, de l’invention de cette artillerie, que Cervantes maudit par la bouche de don Quichotte, comme il y a un siècle Arioste par la bouche de Roland. Ce que l’artillerie a fait pour la valeur militaire, l’administration moderne va le faire pour l’indépendance morale de l’homme. Plus moyen de courir la plus petite aventure ; des saintes-hermandads sans nombre ferment partout les avenues. L’esprit de chevalerie ainsi cerné de toutes parts languit, mais ne se rend pas. Plutôt que de périr, il prendra les formes odieuses du duel et de la guerre civile. Les vieilles habitudes féodales persistent et se font jour à tort et à travers de la manière la plus inattendue. Gentilshommes français, grands seigneurs anglais, cavaliers espagnols, sont tous soumis à cette époque d’une manière intermittente à la folie de don Quichotte. Subitement la chevalerie leur monte au cerveau, et alors malheur à ceux qui se trouvent en leur présence, car