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réalité ne démentait peut-être pas entièrement. Cette courte retraite achevée, le nouveau roi ne se hâta pas de quitter Paris : les négociations pour lesquelles il avait fait le voyage étaient en effet à peine engagées, et il n’acceptait pas sans un vif regret la nécessité de se séparer si tôt de cette société française dont les charmes et le cordial accueil avaient dépassé tout ce qu’il en attendait. Il reprit donc avec une nouvelle ardeur le cours de ses visites dans Paris ; la Comédie-Française et l’Opéra entraient naturellement pour une grande part dans l’hospitalité parisienne. Lors du voyage du roi de Danemark, en novembre 1768, le duc de Duras, chargé de le conduire à toutes les « galanteries » de la capitale, l’avait accablé de spectacles : dix-sept actes en un jour, tant en prose qu’en vers, en déclamation, chant, musique, etc., en italien et en français[1]. Gustave échappait par son incognito à cette servitude, et il ne trouvait que charmé à nos théâtres, où le parterre et les loges l’acclamaient, où, s’il arrivait la toile levée, le public faisait recommencer les acteurs, car l’opinion publique l’avait proclamé le roi-philosophe, et ses liaisons avec les oppositions diverses l’avaient rendu populaire. Le 6 et le 7 mars, il visita l’Académie des sciences et l’Académie française, où d’Alembert prononça deux fois son éloge. Il avait particulièrement mérité la reconnaissance de ces deux illustres compagnies par le soin qu’il avait pris, peu de temps avant son départ de Suède, de faire élever à ses frais un monument à Descartes. Il n’oubliait pas d’ailleurs ses spirituelles amies, témoin cette lettre de Mme Du Deffand à la duchesse de Choiseul, qui nous introduit de plain-pied dans les salons de l’hôtel de Suède :


« Vendredi 8 mars 1771. — Le roi de Suède me fit prier hier à souper. J’étais engagée ailleurs, mais je n’hésitai pas à l’accepter. Le souper fut très gai ; rien de si aimable que le roi de Suède. Je suis désolée que vous ne le connaissiez pas ; je suis sûre que vous en seriez charmée. Mme de Beauvau vous en aura sans doute beaucoup parlé et fait l’éloge. Il me traita à merveille. Je rapportai à mon attachement pour vous et le grand-papa[2] le bon accueil, les politesses, les attentions qu’il eut pour moi. Mme d’Aiguillon la mère fut charmante,… et je fus aussi à mon aise que je le suis avec vous. Il n’y avait de compagnie que le petit prince[3], MM. d’Eisestein[4], de Scheffer et de Creutz ; ce dernier ne se mit point à table. Avant souper, nous lûmes le discours que d’Alembert avait fait la veille à l’Académie des sciences, où le roi avait été. Je vis qu’il en portait un très bon jugement, et qu’il n’est point entêté de la philosophie moderne, dont ce

  1. Mémoires secrets pour servir d l’histoire de la république des lettres, tome IV, page 137 ; 10 novembre 1768.
  2. On sait que Mme Du Deffand désigne ainsi familièrement le duc de Choiseul.
  3. Le prince Frédéric, frère de Gustave III.
  4. Le duc d’Hessenstein, fils reconnu de Frédéric Ier, qui avait régné en Suède de 1720 à 1751. Voyez Ristel, Anecdotes et Caractères de la cour de Suède, Paris 1790.