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besoin leurs femmes, et par-dessus le marché gagnaient le ciel.

Outre les prêtres, les anciens sbires, les anciens forçats, les réfractaires, les paysans énergiques, les conspirateurs bourboniens, les bandes avaient encore d’autres complices : elles en comptaient même parmi les propriétaires, qui, le voulant ou ne le voulant pas, leur tenaient la main, comme on dit à Naples : d’où leur nom de manutengoli. Ces riches bourgeois, souvent à contre-cœur, fournissaient des armes, des vêtemens, des munitions, et ravitaillaient ainsi perpétuellement les corps-francs de l’incendie et du pillage. On a prétendu que ces secours étaient offerts avec enthousiasme, et que ces tributaires se laissaient périodiquement rançonner par fidélité au roi déchu ; il n’est pas besoin de discuter cette assertion. Il en était sans doute qui, déplacés et amoindris par la révolution, poussèrent au désordre ; mais ce fut le petit nombre : un propriétaire ne peut sympathiser de bonne foi avec les ennemis de la propriété. Les manutengoli, pour la plupart, étaient des hommes très malheureux, qui, n’ayant pas assez d’énergie pour repousser les sommations des bandits, leur cédaient par faiblesse. Ils tenaient à leurs champs et à leurs maisons, ils tenaient surtout à la vie, ils savaient qu’on leur prendrait de force ce qu’ils n’auraient pas donné de bonne grâce, et qu’on leur couperait la gorge après les avoir dépouillés violemment ; ils ouvraient donc leurs tiroirs avec un air de bonne humeur et de complaisance. Quelques-uns payaient des tributs réguliers pour n’être point inquiétés ; d’autres, que j’ai connus, prenaient les parens des brigands à leur service ; on vit même des libéraux déclarés, des gardes nationaux, des autorités communales[1] entretenir des relations secrètes avec les voleurs de grand chemin. On cite, il est vrai, de nobles exceptions à cette règle déshonorante de poltronnerie : le prince de San-Severo, par exemple, qui ne permit jamais que sur ses terres on donnât une seule piastre aux gens de Caruso ; les propriétaires des Calabres, qui armèrent leurs paysans et se défendirent eux-mêmes en prenant sur eux toute la peine et tout l’honneur de la répression ; le syndic d’Anzano, qui, recevant

  1. Parmi ces autorités, on pourrait citer tel syndic qui accueillit les brigands, les retint, assure-t-on, deux ou trois jours, et les pria enfin de s’en aller, puis, quand ils furent partis, relevant aussitôt les écussons italiens, appela contre eux les troupes. On pourrait citer le municipe de Camerota (province de Salerne) qui, à l’approche d’une bande (celle de Tardio), adressa la dépêche suivante, du 4 juillet 1862, — portant la signature de tous les officiers municipaux, — à un assesseur nommé don Paolo Ambrosano : « Monsieur, on vous envoie deux femmes que vous chargerez en toute hâte de la plus forte provision de pain possible devant servir à la troupe armée prête à venir dans cette commune ; bien entendu que la commune en paiera la valeur.» Toute l’administration d’ailleurs, horriblement corrompue, n’a commencé à se moraliser qu’en ces derniers temps. Le jour où éclata la révolution, les anciens employés de tous grades avaient adhéré en masse au nouveau régime et prêté serment à Victor-Emmanuel ; ils lui furent fidèles comme ils l’avaient été à François II. Dépouillés peu à peu de leurs passe-droits, ils ne tardèrent pas à regretter l’ancien maître. Il y eut presque une émeute à Foggia, chez les huissiers de la préfecture, quand on leur défendit d’accepter le pourboire qu’ils avaient reçu jusqu’alors pour procurer des audiences ou transmettre des pétitions. Les employés subalternes avaient conservé leurs habitudes de malversation. À Casalvieri, les secrétaires municipaux délivraient des passeports pour faciliter l’émigration des réfractaires. À Pico, tel chancelier communal acceptait des parens de ceux qui devaient tirer à la conscription une gratification de 6 ducats, dont il donnait quittance en promettant de faire tout son possible pour empêcher les fils de partir ; en cas de réussite, le père s’engageait à rendre la quittance au chancelier « avec quelque autre rémunération qui lui parût équitable et nécessaire. »