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pondit avec un grand bon sens que c’était leur union qu’on devait craindre. Tous deux voulaient la ruine de la république ; lui, qui voulait la conserver, résista à tous deux, sans se faire illusion sur les dangers qu’elle courait, mais ne croyant pas, parce que la liberté était en péril, qu’il fallait la trahir, y renoncer parce qu’elle était déréglée, la tuer parce qu’elle était malade.

Je demande au lecteur la permission de placer ici quelques vers qui résument la politique de Caton, et désignent nettement le point de vue moral où il faut se mettre, selon moi, pour juger l’histoire des derniers temps de la république romaine. Ils font partie d’un ouvrage sorti des mêmes études, et dans lequel j’ai cherché à faire revivre, avec leur physionomie vraie, le temps et les hommes. J’ai pu y développer ce qu’il ne m’était permis que d’indiquer ici, et il complète pour cette époque, par l’histoire romaine hors de Rome, l’histoire romaine à Rome.


CATON.

Quand j’ai vu clairement le chemin du devoir,
J’y marche, et par-delà je ne veux plus rien voir.
Des hommes, des partis, que fait l’ingratitude ?
D’un peuple fatigué que fait la lassitude ?
Est-ce pour le succès qu’on est honnête ? et rien
Fera-t-il que le bien soit mal et le mal bien ?
Que l’avenir inspire espoir ou défiance,
Cela n’a rien à faire avec la conscience.
Mais nul ne veut vraiment la grandeur de l’état !
Mais chacun songe à soi ! — Que m’importe ? Un soldat,
Lorsqu’il voit que l’armée éprouve une défaite,
Doit-il abandonner son poste, ou tenir tête
À l’ennemi vainqueur jusqu’au dernier moment,
Et mourir ignoré sur le retranchement ?
Rome de liberté, dit-on, n’est plus capable.
S’il en était ainsi, Rome serait coupable ;
Elle serait punie et l’aurait mérité.
Mais faut-il pour cela trahir la liberté ?
Parce qu’autour de moi je la vois menacée,
Est-elle donc moins sainte au fond de ma pensée ?
C’est le contraire, et plus je la sens en danger,
Plus je sens qu’il la faut défendre ou la venger[1].

Un historien anglais d’une grande modération, M. Merivale, a écrit ces paroles : « On enterre les morts, et d’autres vivent à leur place ; mais quand la liberté est enterrée, rien ne vit plus. » Je termine ici l’histoire de la république romaine, car, le sénat vaincu et Caton mort, pour employer un mot de notre temps et d’un homme qui est aujourd’hui l’honneur et l’espoir de la tribune française, M. Thiers, « l’empire était fait. »


J.-J. AMPERE.

  1. César, scènes historiques, p. 149.