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d’un tel saisissement que je n’ai rien pu lui répondre. Je lui ai demandé quelques jours pour réfléchir : il y en a déjà un d’écoulé, et je ne sais encore à quoi me résoudre.

Ah! s’il ne s’agissait que de moi, je n’hésiterais pas. J’épouserais sur-le-champ M. d’Hérelles, car la pauvreté est une horrible chose. C’est un spectre qui nous hante tout le jour, qui, la nuit, nous obsède de rêves funestes. J’ai pensé parfois que la faim suscitait ces cauchemars. Je n’avais point assez mangé la veille. Hélas! ma pauvre mère et moi, nous en étions souvent là ! Et cependant, du matin jusqu’au soir, nous nous courbions sur de rudes travaux d’aiguille. Les ouvrages de luxe nous étaient interdits, ils nous auraient pris trop de temps, et il fallait vivre ! Et de quelle vie nous avons vécu pendant trois ans! Le froid l’hiver, la chaleur accablante l’été, les privations toujours. Il semble que, pour les femmes, la pauvreté soit sans terme et sans issue comme un des cercles de l’enfer de Dante. Et si ce n’était que cela! Il y a de pauvres créatures qui végètent ainsi sans se plaindre, car elles sont accoutumées dès l’enfance au dur sillon qu’elles creusent; mais moi, Gabrielle, moi! Avoir le souvenir de toutes les joies de ce monde et ne plus en avoir l’espérance! C’est une plaie au cœur toujours ouverte et toujours saignante. Penser que ma jeunesse s’enfuit, que ma beauté se flétrit, que c’en est fait pour moi des élégances, des grâces, des délicatesses de la femme, voilà qui est affreux! Enfin, je te le dis tout bas et en rougissant, la pauvreté, outre ses froides étreintes, ses perspectives de deuil, a ses insinuations honteuses, ses révoltes contre un Dieu qui frappe ainsi sans pitié. Il y a des heures où le cœur se fait de marbre, où la tête s’égare, où le luxe et le plaisir, — je ne parle même pas du bonheur, — qui passent sous vos fenêtres, vous attirent comme un abîme. Ah! Gabrielle, à celui qui m’enlèverait à ce vertige de la souffrance sans fin et du déshonneur, à celui qui, m’aimant d’un honnête amour, me proposerait de devenir sa femme, je répondrais, sans regarder ni devant ni derrière moi : « Vous êtes mon sauveur! »

D’où vient donc que j’hésite quand il s’agit de M. d’Hérelles? Te souviens-tu de lui, Gabrielle? Autrefois, à Toulon, nous le voyions souvent dans le monde. A nous autres jeunes filles, il paraissait un peu vieux. N’avait-il pas plus de quarante ans déjà? à nous inspirait un étonnement mêlé de frayeur; nous nous contions à l’oreille les aventures et les succès qu’on lui prêtait. On le disait aimé de la belle Mme R...; nous le connaissions assez peu d’ailleurs. Il nous traitait en enfans, ne dansait jamais avec nous, et nous adressait tout au plus quelques mots bienveillans quand les circonstances l’amenaient à nous parler. Ce n’était sans doute que de l’indiffé-