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de bateaux à vapeur capables de doubler le cap du Cambodge, il demandait à les envoyer par les voies intérieures, par le canal d’Hatien. L’illusion n’était plus possible; il fallait aviser au moyen de déjouer ces manœuvres, dont l’habileté mal déguisée trahissait une influence européenne. Homme d’esprit et de résolution, dévoué de cœur à son œuvre, l’amiral La Grandière, entre différentes combinaisons qui pouvaient assurer l’avenir de notre établissement, adopta la suivante : reconnaître l’indépendance du Cambodge, rétablir son autonomie, le traiter en allié, et l’amener, par l’appui efficace que nous lui prêterions, à se placer de lui-même sous notre protection. L’occasion de pratiquer cette politique ne se fit pas attendre.

Un habitant du Cambodge qui avait commis un délit contre les autorités de ce royaume s’était réfugié sur notre territoire. Le ministre du roi de Siam, qui n’avait aucun droit de se mêler de cette affaire, réclama l’extradition du coupable : elle lui fut refusée par la raison que nous ne reconnaissions pas la tutelle sur le Cambodge que s’arrogeait le royaume de Siam. Loin de là, nous entendions que le Cambodge, touchant à nos frontières, restât indépendant et continuât à s’interposer entre notre propre territoire et celui de Siam; le gouvernement annamite, par la cession des trois provinces de la Basse-Cochinchine, nous avait transmis tous ses droits, parmi lesquels se trouvait celui de sa suzeraineté sur le Cambodge, exercé pendant des siècles, précisément pour la sécurité de ces trois provinces, et notre intérêt comme notre honneur nous faisaient une loi de n’y laisser porter aucune atteinte. En tenant ce langage énergique, l’amiral La Grandière avait un double but : réprimer l’ambition de la cour de Bang-kok et relever le roi du Cambodge de son état de sujétion en lui inspirant le désir d’une alliance intime avec la France. Son attente ne fut pas trompée.

Dès que le roi du Cambodge connut nos intentions amicales et qu’il entendit invoquer son indépendance, il envoya l’évêque du Cambodge, Mgr Miche[1], auprès de notre gouverneur, pour lui exprimer son désir de conférer avec lui, de voir flotter notre pavillon sur les eaux du Cambodge, afin d’en expulser la piraterie et de soustraire son autorité à la pression incessante qu’exerçaient tour à tour sur elle les Siamois et les Annamites. L’amiral de La Grandière s’empressa d’accueillir ces ouvertures, et se rendit à Houdon. Il y arrivait au moment même où un général annamite venait sommer le roi de payer le tribut accoutumé. Cette circonstance ne fit que fortifier les dispositions du roi à s’allier avec les Français. La négo-

  1. C’est le nom d’un des cinq missionnaires français que le capitaine de corvette Favin-Lévêque, commandant de l’Héroïne, arracha en 1843 aux tortures et à la mort par une sommation énergique adressée au roi d’Annam.