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Nous l’avons déjà dit, le peuple annamite est le plus soumis de la terre; il est toujours prêt à exécuter, au préjudice même de ses goûts et de ses intérêts, les ordres qu’il reçoit. La cour de Hué n’aura qu’à répandre ses agens dans les provinces, qu’à faire savoir à leurs habitans que le roi voit avec mécontentement le commerce avec les Européens, et aussitôt les relations des Annamites avec nous cesseront; ils laisseront périr leurs récoltes plutôt que d’enfreindre la volonté royale. Le vide se fera autour de Saïgon, et cet entrepôt qui devait rivaliser avec Singapore périra d’inanition. Quels moyens avons-nous de conjurer un si fâcheux avortement de nos projets? Irons-nous porter nos griefs à Hué, nous plaindre qu’on nous tienne à Saïgon dans une sorte de blocus, sans communication avec le territoire placé sous notre protectorat ? On peut prévoir la réponse qu’on nous fera. « Pouvez-vous, nous dira-t-on, forcer les Annamites à commercer avec vous? Pouvez-vous leur donner le goût de votre industrie et de vos arts? » Ce serait se tromper étrangement que de croire qu’il dépend de nous d’établir à Saïgon un comptoir comme les Anglais en ont fondé un à Shang-haï. La Chine est un vaste empire déchiré par des dissensions intestines; les ordres de Pékin sont sans autorité dans les parties éloignées de la capitale; les populations d’ailleurs sont tellement adonnées au commerce, que l’appât du gain leur ferait braver les interdictions les plus formelles de l’empereur. Les Annamites, agriculteurs et disciplinés, ne se prêteront pas de même à nos vues; retenus par la cour de Hué, ils nous laisseront dans l’isolement[1].

  1. Voici comment s’exprime, au sujet de cette situation nouvelle, un des habitans les plus considérables de Saigon: « Je ne suis que le fidèle interprète du chagrin qu’éprouvent tous les cœurs français à la nouvelle du changement qui se prépare. Il est dur de voir abandonner une œuvre au moment où elle allait, par ses résultats, récompenser tous nos efforts et tous nos sacrifices; il est dur de voir notre avenir dans l’extrême Orient compromis au moment même où les puissances maritimes travaillent avec tant de zèle et de persévérance à s’y créer une influence prépondérante; il est dur, en présence du succès de nos rivaux, de faire constater un échec aussi fâcheux de la politique française, échec que nous devons imputer à notre défaut de constance bien plus qu’aux obstacles que nous avons rencontrés. Nous sommes tous persuadés ici que M. le ministre de la marine doit ressentir une grande douleur de voir ainsi avorter son œuvre de prédilection. Nous avions conquis à la France une grande possession rivale des Philippines, des Indes anglaises et des Indes néerlandaises, et notre gouvernement, par des raisons que nous ne pouvons pas pénétrer, semble répudier ce don glorieux de nos armes... Je ne vous donnerai aucune nouvelle locale.. De nos bassins qui se creusaient, des maisons qui s’édifiaient comme par enchantement, des opérations industrielles et commerciales qui se préparaient, des entreprises de toute sorte que, depuis sa nomination définitive de gouverneur, l’amiral La Grandière faisait surgir de toutes parts, de tout cela que dire, si ce n’est que personne ne s’en soucie plus? On n’a plus de confiance, on n’a plus de goût à rien. Notre sort est entre les mains de Tu-duc, et l’on prie Dieu de l’aveugler assez pour lui faire repousser l’arrangement que nous allons lui proposer dans sa capitale. »