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LA POLOGNE
ET LES UKASES DU 2 MARS 1864.

Quiconque a suivi avec un peu d’attention les mesures édictées pour l’émancipation des serfs de Russie n’a pas eu de peine à démêler, sous cette grande et heureuse transformation sociale, une intention politique qui ne mérite pas tout à fait les mêmes éloges. Les ukases ne se bornent pas à donner aux serfs la liberté personnelle, ils entrent encore dans des questions de propriété qu’ils tranchent arbitrairement; en attribuant aux paysans une grande partie des terres, le gouvernement russe a voulu gagner à l’autocratie impériale l’appui de la reconnaissance populaire. Nous espérons bien que le suffrage universel ne sera pas incompatible en France avec la liberté politique; mais dans un pays comme la Russie, où le paysan était esclave hier, la création d’une grande démocratie rurale, qui devra son existence même à la volonté du tsar, doit être dans la pensée du gouvernement une arme de despotisme. Il compte s’en servir, et il s’en sert déjà pour combattre les aspirations des classes éclairées vers la liberté.

Une mesure du même genre vient d’être appliquée à la Pologne avec des aggravations qui ne permettent plus de se tromper sur l’intention. Cette fois l’amélioration du sort des paysans n’est bien évidemment que le prétexte ; le véritable but est de mettre toutes les existences et toutes les fortunes entre les mains des chefs militaires, de ruiner les propriétaires sans profit réel pour les cultivateurs, et de joindre aux calamités qui accablent les vaincus le fléau d’une guerre sociale. L’Europe civilisée ne peut laisser passer une pareille entreprise sans protester.

En Russie, la mesure était justifiée, sinon dans tous ses détails,