Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’ukase va plus loin encore. Les terrains délaissés et vacans, même appartenant à des particuliers, seront répartis entre ceux qui se présenteront pour les acquérir. La préférence sera donnée à ceux qui n’auront pas encore de terres et qui demanderont les plus petites portions (articles 20 et 21). Le prix sera versé dans le trésor public. La proclamation adressée aux paysans par le comte de Berg annonce en ces termes cette nouvelle loi agraire : « Sa majesté l’empereur et roi, dans sa sollicitude inexprimable pour tous ses sujets sans exception, a daigné gracieusement ordonner aux autorités du royaume de prendre en considération spéciale le sort des paysans qui ne possèdent actuellement aucune terre, mais qui, par leur bonne conduite, leur sobriété, leur économie et leur obéissance à l’autorité légale, se seront acquis des droits à la faveur impériale. Les autorités pourront en conséquence donner à ces paysans, selon qu’elles le jugeront convenable, soit en usufruit moyennant un prix modéré, soit en toute propriété, de petits lots pris sur les parties inoccupées des domaines de l’état, ainsi que sur les terres délaissées et devenues vacantes dans les propriétés particulières » Un pareil texte n’a pas besoin de commentaires.

Les autres dispositions de l’ukase ont pour but évident d’établir un antagonisme permanent entre les anciens et les nouveaux propriétaires, de semer entre eux la discorde, d’ouvrir la porte à une quantité innombrable de procès et de contestations dont les autorités russes se feront naturellement les arbitres. Pour en venir à ses fins, le législateur emploie les moyens suivans : il maintient les terrains respectifs dans un état d’enchevêtrement, et empêche toute séparation et toute délimitation rationnelle ; il introduit la rétroactivité dans le règlement des partages et perpétue au profit des paysans des servitudes sur les terres qu’il ne leur donne pas en propriété. Ainsi les paysans ont le droit de revendiquer les terrains qu’ils cultivaient au moment de la promulgation de l’ukase de 1846, quand même ces terrains auraient été délaissés par eux et replacés sous l’administration immédiate du propriétaire. Il s’est écoulé dix-huit ans depuis 1846, et tout ce qui s’est passé dans ces dix-huit ans se trouve effacé d’un trait de plume. Même quand il y a eu échange volontaire de terrains, le paysan peut refuser ceux qu’il a reçus et revendiquer ceux qu’il possédait primitivement, si cet échange s’est fait sans contrat écrit dûment légalisé.

Pour comprendre la portée de cette mesure, il faut se rappeler que plusieurs grands propriétaires fonciers ont remplacé dans leurs biens, depuis 1846, les prestations en nature ou en travail par un cens fixe. Dans la prévision que la condition de censitaires serait pour les paysans une transition vers la propriété, on s’est attaché à séparer les terrains concédés de ceux que se réservait le proprié-