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croyait parfois pouvoir s’enfermer en solitaire bornant les élans de son esprit et de son âme.

Cette correspondance, qui littérairement est une œuvre négligée et n’a peut-être pas le provoquant attrait de bien d’autres correspondances, est donc avant tout une biographie morale où Lacordaire se raconte lui-même avec plus d’ingénuité que d’art, et c’est ce qui faisait dire à ses amis qu’on ne le connaîtrait bien que par ses lettres. Il se peint tout entier quand il se montre recherchant Paris, non pour y passer sa vie, mais pour s’y faire « une physionomie propre à ce temps, » et aller ensuite parler « à tous ces hommes désabusés dont la France est peuplée... » Il y a des momens heureux où les âmes sont à l’abri des luttes intimes; elles n’ont pas en quelque sorte à conquérir péniblement leurs convictions à travers l’incertitude universelle. Les croyances, les traditions règnent paisiblement. Les esprits sont sans révoltes, les caractères gardent je ne sais quelle candeur native que rien ne vient altérer. Tout est simple et droit dans la vie morale comme dans la vie extérieure. Il est d’autres momens moins heureux, où aucun chemin n’est frayé parce que tout est à recommencer, où les révolutions, en remuant jusqu’au fond les institutions, les mœurs, les croyances, laissent dans les âmes un ébranlement qui se prolonge à l’infini. Alors la vie morale se remplit de complications mystérieuses, les esprits, flottant entre leurs souvenirs et leurs espérances, se débattent dans les chocs intérieurs, et la personnalité visible des hommes se ressent elle-même de ce tumulte de contradictions. Que les traditions d’une famille aristocratique luttent avec l’instinct victorieux des temps nouveaux, on aura un Tocqueville, une des intelligences les plus compliquées dans sa fermeté et dans sa droiture même. Que les tourmens d’une jeunesse agitée de rêves et de scepticisme luttent avec le sentiment religieux renaissant dans sa puissance, on aura un Lacordaire. Qu’on se représente un esprit sincère et impétueux enivré dès l’adolescence de toutes les séductions libérales, emporté bientôt par un coup de la grâce, comme il le dit, dans le sacerdoce, attiré par l’éclat du génie de Lamennais, passant dans le camp religieux et démocratique de l’Avenir, s’arrêtant tout à coup au premier mot de Rome, et retenant quelque chose de toutes ces crises, de ces influences multiples : c’est Lacordaire, c’est la formation morale de cette nature singulière que le religieux auteur décrit lui-même dans une de ses lettres du sein de la sécurité qu’il croit avoir trouvée. « J’ai trente-quatre ans, écrit-il, et il est vrai de dire que mon éducation n’est achevée sous aucun rapport. Je sens une foule de pensées qui attendent de nouvelles lumières... Né dans un siècle troublé