Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les dessous de ces masses surplombantes restent plongés dans l’ombre noire et fraîche. Par là, il n’y a presque plus de culture sur les flancs du ravin, plus du tout sur les rives abruptes. Tout un côté ressemble à une forêt vierge, et l’autre à un chaos.

Mais, si l’ensemble est sévère, on retrouve bientôt le charme dans le détail. La nature est une reine aimable qui festoie toujours ses amis. Le côté forêt a des délices dans son âpreté, et nous ne l’avions jamais assez exploré. Comme il est le plus beau et qu’il nous plaisait de le regarder dans son ensemble, nous suivions plus souvent le sentier de l’autre rive, plus facile d’ailleurs, puisque c’est une espèce de chemin. Celui-ci est le vrai sentier de montagne, et cette montagne, qui, vue du plateau, n’est qu’une crevasse, reprend son petit air alpestre quand on essaie de la remonter. Il y a là, dans les brisures de la falaise, des retraites que l’on voudrait trouver accessibles, et que l’on regretterait pourtant de voir profaner, des masses admirablement composées, des lierres merveilleux, des arbres d’une altitude sereine, des fouillis impénétrables, des gazons qui se cachent dans les fentes, des ruisselets babillards qui jaillissent on ne sait d’où, et qui tombent dans des vasques invisibles. On les entend plus souvent qu’on ne les voit, et quand on les découvre après avoir laissé un peu de sa peau et beaucoup de ses vêtemens dans les ronces, on est un peu tremblant d’avoir osé violer des sanctuaires si bien gardés. Les aspérités du schiste redressé se prêtent peu à la curiosité, et depuis que le monde est monde, la civilisation n’a pas contrarié le sol dans ce coin sauvage. Pourtant cette année on y a abattu dans le bas beaucoup de beaux arbres, et l’endroit où nous déjeunions nous fournira de larges souches pour sièges et pour table, mais point d’ombrage. Gargilesse se rebâtit et fait des frais pour les peintres qu’il attend à l’automne. Dis cela à nos amis les paysagistes. L’ancien hôtel est remplacé, changé, les bâtimens voisins sont élevés d’un étage. Bonnet aussi a fait des chambres neuves, ou parle de faire des balcons! Au lieu d’une auberge, il y en aura trois. Gargilesse pourra loger proprement et nourrir à bon marché une vingtaine d’artistes et de touristes au petit pied.

Les pauvres arbres que nous aimions ont fait les frais des charpentes, et une trombe de vent a rasé un peu plus loin tout un pan verdoyant de la falaise; mais, si la nature est, malgré tout, une chose claire et gaie, la civilisation aussi a son côté lumineux. La falaise un peu dépouillée par en bas a gagné cela qu’elle n’est plus si cachée, et qu’on y découvre à présent des beautés dont nous ne nous doutions pas. C’est tout aussi pittoresque, et c’est plus frais que la forêt de Fontainebleau, car il y a la Creuse au pied, et la Creuse, c’est tout un poème, un poème à mouvement, une épopée