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saillie égayée que sa plume rencontre au passage, il prétend, on le voit, que son temps et sa peine ne soient pas absolument perdus. Il insiste où l’autre aurait glissé; il fond des balles au lieu de souffler des bulles de savon. Les géographes, les statisticiens, comme les hommes d’état, trouveraient çà et là de quoi glaner dans son livre, dont ils se méfieront peut-être sur l’étiquette du sac, et que leur feront dédaigner à tort certains détails plus ou moins futiles. Aucun lecteur sérieux n’en demandera tant aux esquisses de l’All the year round. On n’y cherchera autre chose qu’un passe-temps fugitif, une aimable diversion à des études plus substantielles. Notre tâche, à nous, est bien simple : elle consiste à recueillir, écoutant tour à tour les deux voyageurs, ce qu’ils ont à nous dire de plus curieux sur le moins connu des états musulmans, sur celui qui peut être appelé à jouer le plus grand rôle dans les complications de l’avenir, et à qui l’écroulement de l’empire turc léguerait infailliblement la haute direction de l’islamisme asiatique. Il y a là une population très intelligente et très corrompue sur qui pèsent les misères et l’avilissement du régime le plus absolu qui soit au monde ; il y a là un fanatisme vivace qui semble destiné à paralyser longtemps encore les progrès de la civilisation; il y a là les élémens plus ou moins désagrégés d’une puissance militaire qui peut, à un jour donné, peser d’un poids quelconque sur la solution de fort grands problèmes, ceux que soulèvent la possession de l’Inde par les Anglais et le développement fatal de la Russie dans l’extrême Orient. Autant de motifs, ce nous semble, pour étudier avec un certain intérêt ce pays, dont l’importance présente n’est rien auprès de sa grandeur passée, mais que les événemens au seuil desquels nous sommes relèveront peut-être de sa déchéance, si elle n’est pas tout à fait irrémédiable.


I.

Pour aller dans le pays des divs et des Mille et une Nuits, nous aurions en quelque sorte le droit d’enfourcher la croupe ailée des chimères; mais, par respect pour notre époque si positive, et voulant conserver la confiance du lecteur, nous partirons tout simplement de Londres par une belle journée de juillet (1860) avec un aimable secrétaire de légation qui cite volontiers Alfred de Musset, voire Madelon, et, en attendant le narghileh, fume galamment sa cigarette au nez des orphéonistes français avec lesquels il s’embarque; le lendemain, il est à Paris chez l’ambassadeur d’Angleterre, prenant ses commissions pour Naples, Athènes, Constantinople. Le 5, nous le retrouvons à bord du Vatican, frété pour Messine, le 6 à Gênes, où un Doria, — autre agent de Downing-Street et son pré-