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« Nous ne connaissons ici-bas, dit Boosey-Khan, que deux valables raisons d’agir : c’est la crainte des coups et l’espoir du lucre. On peut nous contraindre, on peut nous acheter : hors de là, nulle influence. La force, vous ne l’emploierez pas contre nous ; ce que vous appelez le parlement ne le permettra jamais. Vos journaux ont eu soin de nous apprendre Combien notre alliance vous est nécessaire tant que vous conserverez votre grande vice-royauté d’Orient. Nous nous savons, par conséquent, garantis de toute hostilité sérieuse. Resterait l’autre alternative. Pourquoi ne nous achetez-vous point ? Avec la moitié de l’argent que vous a coûté votre dernière guerre[1], si vous aviez su le distribuer à propos, vous nous auriez eus pour serviteurs très humbles pendant une centaine d’années. — Le moyen serait pratique, à supposer que vous fussiez seuls sur le marché, répond flegmatiquement le sahib Smith ; mais, avec toutes ces richesses dont vous nous croyez pourvus, nous ne pouvons vous prendre à notre solde, et pensionner en outre le sultan d’Hérat, l’émir du Caboul, les Usbeks, les Turcomans, et tous les pays de l’Inde encore insoumis. Nous préférons par conséquent avoir l’œil sur vous, et, quand votre amitié nous manque, faire œuvre de notre supériorité militaire. — A quoi cela vous mène-t-il ? réplique aussitôt Boosey-Khan… A jeter bas sur nos côtes quelques forteresses d’argile ; mais vous vous garderiez bien de fournir des précédens à la Russie en nous prenant ne fût-ce qu’un pouce de territoire. Et alors qu’importent vos canonnades ? — Nous pourrions marcher sur votre capitale et détrôner votre roi ; nous pourrions le remplacer par quelqu’un des princes qui se reconnaissent nos feudataires. — Eh bien ! après ?… Nous prenez-vous pour des légitimistes, dans le sens que vous attachez à ce mot ?… Un changement de roi, voire un changement de dynastie, rien de plus divertissant pour nous. Que d’intrigues à nouer ! que de combinaisons subtiles pour tirer parti du nouveau pouvoir ! Et la belle occasion de s’enrichir en s’amusant ! — Il se peut que vous l’envisagiez ainsi, mais le shah lui-même… — Jamais le roi des rois ne croirait à pareille catastrophe. S’il pouvait s’estimer en danger, il transigerait immédiatement, heureux de vous avoir irrités d’abord, mystifiés ensuite. Sachez de plus que le tsar ne vous laisserait pas occuper ainsi par délégué le trône de Perse. Nous l’appellerions au secours, et fallût- il payer son appui d’une province, il accourrait aussitôt, n’en doutez pas. Plus tard, nous nous dédommagerions en occupant, de son aveu, soit Hérat, soit tout autre district à notre convenance… Remarquez en outre que nous pourrions invoquer la France, généralement un peu jalouse de votre suprématie orientale, et vous n’aimeriez point, j’imagine, à voir l’aigle impériale déployer ses ailes dans le Golfe-Persique. — Vaines espérances, je vous en préviens charitablement. La Russie a le Caucase sur les bras et de la besogne taillée pour un demi-siècle. Vos déserts salés, vos grands territoires incultes et peuplés de mendians, n’excitent nullement sa soif de conquête. Pour la France, animée envers nous de dispositions si fraternelles, par quelles tentations comptez-vous les lui faire oublier ? En admettant qu’elle nous devînt hostile, de quelle utilité lui serait un établissement

  1. Celle de 1856, terminée le 14 mars 1857 par le traité de Paris.