Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de frapper le sein de la mer comme avec un glaive rouge, Jim aperçut une forme humaine paraissant et disparaissant à la surface de l’abîme. C’était évidemment un des marins de la barque de pêche qui se débattait contre la mort. Jim saisit une des cordes du life-boat, se jeta dans la mer, et, prenant aux cheveux l’homme qui se noyait, le ramena à bord. Le malheureux était dans un état d’insensibilité complète; on le coucha tout de son long sur le dos, et quand le life-boat eut regagné le rivage, on essaya de le rappeler à la vie. Étant revenu à lui, George apprit par qui il avait été sauvé. Il voulut serrer la main de Jim, qui la retira durement. « Laisse-moi, dit-il : nous ne nous reverrons jamais! » Le lendemain, il prit un engagement de trois années à bord d’un vaisseau qui faisait voile pour les îles de l’Océan-Pacifique.

Le respect de la vie humaine, tel est un des caractères les plus honorables des civilisations modernes. Les sociétés anciennes vivaient appuyées sur un principe tout contraire, l’immolation, l’esclavage, la guerre. Elles se glorifiaient des victimes sacrifiées, tandis que de nos jours les nations s’enorgueillissent des victimes préservées. L’institution des life-boats marque un progrès dans cette voie : aux yeux de ses membres, tout homme vaut la peine qu’on se dévoue pour le sauver, et c’est de l’Angleterre, représentée si légèrement par quelques écrivains français comme la terre classique de l’égoïsme, qu’est parti ce grand exemple! On a beau dire, les nations libres sont forcées de se montrer généreuses. N’ayant point à se reposer sur le gouvernement du soin de venir en aide aux malheureux, elles doivent à leur conscience de faire le bien sans autorisation de l’état. La France possède à peine deux ou trois canots de sauvetage dignes de ce nom : elle a, je le sais, sur ses côtes une noble population de marins et de pêcheurs toujours prêts à rendre service; mais que peut le dévouement sans les moyens mécaniques qui résistent à la fureur des tempêtes? Pour construire sa flotte de life-boats, l’Angleterre a fait appel à tout ce qui peut élever l’âme d’un peuple, la poésie, l’éloquence, les croyances chrétiennes. En cela s’est-elle trompée? Je ne le crois point. La plus religieuse des sociétés serait celle qui pourrait dire à Dieu : « De tous ceux que tu m’avais donnés, aucun n’a péri par ma faute ! »


ALPHONSE ESQUIROS.