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seul pour assainir la plaine. Comme dans toutes les terres vierges livrées à la culture, les débris végétaux longtemps accumulés laissent échapper, par chaque nouveau sillon, des émanations méphitiques qui rendront quelques années encore ce séjour insalubre.

Toutefois l’obstacle le plus sérieux peut-être qui ait entravé en Corse les progrès du travail agricole, c’est la vaine pâture. Chaque paysan possède quelques têtes de bétail, vaches, chèvres ou moutons. N’ayant ni étables ni fourrage, il en confie la garde à des bergers nomades qui se chargent de les nourrir moyennant l’abandon des petits. Pendant l’été, ces troupeaux errent dans la montagne, paissent dans les maquis communaux, et trop souvent s’aventurent jusque dans les forêts qu’ils ravagent. Chassés par la neige pendant l’hiver, ils descendent dans les plaines et les vallées, où ils vivent de tout ce qu’ils trouvent, sans respecter ni les terres cultivées, ni les murs en pierres sèches qui leur servent de clôture. Il faut voir ces bergers, au moment de leurs migrations bisannuelles, campés sur leurs petits chevaux, entourés de chiens au poil hérissé, conduisant leurs troupeaux de moutons noirs ou de vaches à demi sauvages qui courent à travers les rues en poussant d’interminables mugissemens. Comme ils ont l’air de mépriser tous ceux qui vivent sous des toits! Ignorans, maîtres d’une partie de la fortune des habitans, redoutés de tous, sans respect pour la propriété, incendiant les forêts pour avoir de l’herbe, prompts à tuer qui les gêne et prendre le maquis[1], ce qui ne change rien à leur genre de vie, ils se considèrent comme les seigneurs du pays et forcent tout le monde à compter avec eux. Les conseils municipaux ne résistent point à leurs exigences, et jusqu’à ces derniers temps les tribunaux mêmes se montraient pour eux pleins d’indulgence. Que devenait l’agriculture quand la sécurité la plus vulgaire faisait défaut, quand on ne pouvait ni semer, ni bâtir, ni même habiter la campagne sans être de temps à autre rançonné par les bandits, ni voir ses champs dévastés par les bergers ?

L’industrie n’est malheureusement guère plus prospère. Deux établissemens métallurgiques, l’un aux environs de Bastia, l’autre à Toga, quelques pressoirs d’huile dans la Balagne, une scierie de marbre aux environs de Corte[2], quelques métiers à tisser la laine

  1. Prendre le maquis est le synonyme de se faire bandit. Quand un individu en a tué un autre et qu’il est sous le coup de la loi, il se sauve dans la montagne, où, grâce au maquis, il parvient souvent à se soustraire aux recherches de la gendarmerie.
  2. Cette scierie a été construite par un Italien, M. Iliani, pour débiter en plaques le marbre qu’on extrait des carrières voisines, et qui est réellement très beau. Le sciage se fait au moyen de lames de fer non dentées, adaptées à un châssis horizontal, auquel une roue hydraulique imprime un mouvement de va-et-vient. A l’époque de mon séjour en Corse, le mètre cube de marbre rendu au chantier coûtait 45 francs et fournissait 36 plaques d’un mètre carré de surface et de 2 à 3 centimètres d’épaisseur. A Marseille, la plaque valait 12 fr. Le prix du transport étant de 3 fr., les 36 plaques valaient en magasin 324 fr., qui, déduction faite du mètre cube, des déchets, des frais divers, des salaires des ouvriers, laissaient encore un bénéfice net de plus de 150 fr. par mètre cube, et malgré cela l’usine ne prospérait pas.