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mettent les bergers eux-mêmes. Quand ils s’installent sur un point, ils commencent par abattre les arbres dont ils ont besoin pour construire leurs cabanes; puis ils allument du feu au pied d’un pin pour en creuser la tige en forme de cheminée, et y accrochent leur marmite à faire bouillir le lait; parfois ils mettent le feu à la forêt, afin d’avoir l’année suivante un peu plus d’herbe. Ces incendies, qui s’étendent souvent sur des espaces considérables et durent plusieurs semaines, sont très fréquens, et il n’est personne qui, ayant séjourné en Corse pendant l’été, n’ait vu plusieurs fois le soir l’horizon éclairé d’une lueur sinistre[1]. La flamme cependant ne dévore pas tout sur son passage : en général, elle ne brûle que les arbres les plus jeunes et les moins vigoureux, ainsi que les bruyères et autres arbustes; mais elle lèche sans les entamer, grâce à l’épaisseur de l’écorce, les plus d’une certaine dimension. C’est par le sol et les plantes qui le couvrent, et non par les branches, que l’incendie se propage, en sorte que, pour l’éteindre, il faut le circonscrire en retournant la terre à la pioche. On y arrive facilement quand le temps est calme; mais pour peu que le vent soit intense, les efforts des gardes forestiers et des troupes qu’on requiert sont impuissans; il faut attendre alors que le fléau s’éteigne faute d’alimens, ou que, poussé par le vent contre une barrière de rochers, il expire au pied sans pouvoir la franchir. Quant aux habitans, on ne doit pas compter sur leur aide ; ils regardent brûler les forêts avec une stupide indifférence, ne se doutant guère que chaque hectare détruit rend leur pays de moins en moins habitable[2]. C’est cependant un résultat qu’on peut dès aujourd’hui constater sur plusieurs points, et surtout dans le Niolo. La vallée qu’on désigne sous ce nom, située vers le centre de l’île et comprise entre deux rameaux élevés de la chaîne principale, est devenue une véritable Arabie-Pétrée. Les montagnes, jadis boisées, sont maintenant dépouillées de toute végétation ; le sol, calciné par le soleil, est enlevé par les pluies et entraîné vers la mer. Les cours d’eau, à sec pendant l’été, sont des torrens furieux pendant l’hiver, et les habitans, ne trouvant plus à cultiver la terre ni à nourrir leurs troupeaux, vont chercher leur subsistance ailleurs. On ne sait comment expliquer cette rage de destruction, qui paraît commune à tous les peuples du midi. Nulle part cependant la présence des forêts n’est plus nécessaire : non--

  1. Sur 737 procès-verbaux dressés par les gardes forestiers en 1860, 515 étaient relatifs à des délits de pâturage, 21 à des incendies, et le surplus à des enlèvemens de bois.
  2. Ce qui prouve bien que ces incendies sont dus à la malveillance, c’est que, depuis l’arrêté préfectoral qui prohibe pendant cinq années le parcours dans les forêts incendiées, on n’en a plus constaté un seul de quoique importance.